Le bien être au travail menacé par les nouvelles organisations

Dans une société où le bien-être au travail est devenu une question centrale, notamment depuis la vague de suicides en 2009 dans l’entreprise France Telecom, le management bienveillant est au cœur des politiques d’entreprises avec des plans d’action ambitieux tournés vers l’humain. On retrouve la volonté d’inclure avec notamment la loi SAPIN II entrée en vigueur le 1er juin 2017 sur la notion de responsabilité sociale des employeurs. Les entreprises élaborent des politiques sociales en matière de prévention des risques psychosociaux, obligation liée à l’article L. 4121-1 du Code du travail afin de protéger la santé physique et mentale de ses salariés. L’ordre infirmier a d’ailleurs mis en place un numéro vert en janvier 2018 pour les personnels de santé en détresse et peuvent joindre 24H/24, 7jours/7 un psychologue (FranceBleu). Car se préoccuper des RPS dans une entreprise, c’est aussi garantir une image en termes de marque employeur. Prévenir la souffrance au travail, et à l’extrême les suicides des employés, c’est surtout garantir une bonne image (au niveau de la société marchande), rendre attractive l’entreprise et fidéliser ses employés. En effet, travailler la cohésion en interne devient indispensable pour fidéliser les équipes quand la concurrence est forte et les offres d’emploi nombreuses. Notamment dans le secteur des crèches

où l’on compte plus de 13700 établissements (DREES, 2016) en France (hors Mayotte) en 2014.

Dans la FPT le salaire d’une auxiliaire de puériculture débutante est de 1537 euros brut (grille indiciaire FP) avec une augmentation annuelle moyenne de 0,4% (INSEE, 2016). La fidélisation ne passera donc pas en premier lieu par la rétribution salariale (faible salaire, faible augmentation).

Pour retenir les professionnels il sera question de mettre en avant la structure, son confort de travail ainsi que sa marque employeur. Celle-ci permet d’attirer des talents. L'ambiance va primer sur le salaire et sur la pérennité de l'entreprise. Remettre de la cohésion dans les équipes en intégrant chacun dans le collectif est d’autant plus important dans le secteur pédiatrique car l’enfant a besoin de repères stables pour son équilibre psycho-affectif. Fidéliser les agents devient alors un enjeu de taille pour limiter le turnover auprès du jeune public accueilli.

Les nouvelles organisations de travail (telles les startup) misent aujourd’hui sur un système collaboratif où les travailleurs partagent des valeurs communes et un projet commun. Selon Jean-Marc Sauret, sociologue, le travail ne tient plus une place centrale et on observe une mutation des comportements où la population préfèrera une vie personnelle équilibrée à un salaire mirobolant,

et « multipliera les aventures personnelles gratuites ». Mais c’est aussi une société en crise à l’avenir incertain où le risque de perte d’emploi est plus que jamais présent (taux de chômage en France : 9,1% de la population active, INSEE, 2018). Les collectivités délèguent de plus en plus au privé des compétences et ce depuis le désengagement de l’Etat en 2013 dans les dotations allouées aux collectivités locales. Ces mesures économiques drastiques entrainent au sein des institutions « un affaiblissement du lien social en interne […] s’ajoute au recours de plus en plus important à la sous-traitance qui inquiète les agents : ils redoutent une perte de savoir-faire, une perte de la dimension morale qui les rassemble et les fait exister ensemble. » (Linhart, 2009, p 137).

Cet appel à la sous-traitance entraîne des différences de statuts entre les membres d’une même équipe, certains sont en CDD, d’autres en CDI, d’autres titulaires de la FPT. Selon Linhart, sociologue, ce sont ces différences qui vont petit à petit désintégrer le collectif. Ce nouveau mode de fonctionnement des collectivités, où l’on voit apparaitre une rationalisation du travail (tenir compte du taux d’occupation des berceaux de la crèche, accueillir à toute heure les enfants pour optimiser au maximum le nombre de places disponibles, augmenter le rythme de travail en accélérant les adaptations des bébés pour remplir rapidement la crèche et ne pas laisser de places vacantes, réduire les temps morts où le professionnel peut mettre en œuvre sa créativité en décorant le lieu d’accueil des enfants), désorganise le temps social. Linhart explique dans Travailler sans les autres comment les agents doivent s’adapter coûte que coûte. Si ce n’est pas le cas, ils se retrouvent exclus (par leur supérieur hiérarchique ou par eux-mêmes en développant des pathologies comme les troubles musculosquelettiques ou des pathologies psychologiques telles que la dépression).

La cohésion d'équipe, un enjeu de taille

Permettre la cohésion dans l’équipe en crèche en intégrant chacun dans le collectif, ne contribuerait-il pas aussi à développer une forme de solidarité où chacun fait progresser autrui ? J’ai toujours pris l’habitude de m’appuyer sur les compétences des professionnels pour former et intégrer les nouveaux arrivants. Déléguer la transmission du savoir-être et du savoir-faire est un

confort pour le manager, mais cela ne se fait pas sans une équipe suffisamment solidaire. Selon Durkheim, sociologue, la cohésion d’équipe fait appel à l’altruisme : « Ainsi l’altruisme n’est pas destiné à devenir, […] une sorte d’ornement agréable de notre vie sociale ; mais il en sera toujours la base fondamentale. […] De tels sentiments sont de nature à inspirer non seulement ces sacrifices journaliers qui assurent le développement régulier de la vie sociale quotidienne, mais encore, à l’occasion des actes de renoncement complet et d’abnégation qui dérive de la communauté des croyances à celle qui a pour base la coopération ». (1893, p207). Soit une cohésion d’équipe coûteuse requérant des renoncements pour parler d’une même voix au sein du collectif de travail.

Le conformisme attendu

Travailler auprès d’enfants requiert de la part des professionnels un contrôle des émotions afin de garantir leur sécurité affective. Ces injonctions font appel à un savoir-être qui est systématiquement évalué à l’entretien d’embauche, lors d’un entretien individuel annuel ou de façon plus informelle. Ces attendus font appel à l’identité du professionnel. Le fait d’harmoniser les pratiques et les savoirs est mis en avant constamment en EAJE mais aussi en pédopsychiatrie.

Cette harmonisation peut s’apparenter à une standardisation car elle permet un lissage des pratiques et un contrôle à posteriori. Elle permet également de rassurer le directeur de l’établissement sur la qualité des soins. Mais le danger d’uniformiser les pratiques, au nom de la cohésion d’équipe, ne serait-il pas un danger dans la dépersonnalisation des approches avec les familles, les enfants ? En effet, il arrive que certains parents préfèrent traiter avec un professionnel en particulier car il retrouvera un point d’ancrage rassurant qui l’incitera à la confiance. Le fait d’avoir une multiplicité de personnalités, de singularités au sein d’une équipe permet à chaque enfant, chaque usager, de retrouver un semblable. Bénéficier dans une équipe d’éléments singuliers, porteurs d’une plus-value, entrave-t-elle la notion d’objectif commun porté et mis en valeur par le cadre ? La standardisation n’amène-t-elle pas un effacement de soi ?

Des organisations normatives

Afin de répondre à mes premiers questionnements sur l’attente forte de la conformité dans le milieu du travail, j’ai mené un entretien exploratoire auprès d’une directrice de crèche ayant une expérience de 7 ans dans le poste. La notion de conformité associée à la question de la sécurité apparaît prépondérante. Cela rejoint les trois piliers des sociétés humaines (concept fondateur en anthropologie) qui comprennent les normes (ce qui se fait habituellement), les croyances (ce que l’on sait sans avoir à le prouver), mais aussi les valeurs (ce qui est bien ou le mieux) (Belkaïd et Guerraoui, 2003, p 124). Le fonctionnement de la crèche repose autant sur des valeurs de bien-être affectif et physique de l’enfant que sur des normes (de sécurité par exemple), et croyances comme on ne couche pas un enfant juste après qu’il ait mangé (alors qu’aucune étude ne vient alimenter le fait qu’il est préférable d’attendre que l’enfant ait digéré pour le coucher). La crèche est un microcosme qui a ses propres valeurs, normes et croyances et lorsqu’un individu vient remettre en question ce fonctionnement, il est considéré comme déviant. Notamment lorsqu’il est en désaccord avec le projet de la structure qui constitue le socle des pratiques, les règles de métier (Molinier, 2008).


"L'exclusion en réponse à la non-conformité"


L’entretien exploratoire révèle une attente de conformité forte, l’enquêtée précise « qu’à partir du moment où l’équipe s’est mise d’accord » sur un consensus, « tout le monde doit s’y tenir » (Axelle, 39 ans, directrice de crèche). Elle dit avoir fait le « deuil » d’un idéal de professionnel, ce qui apporte une notion d’étape douloureuse dans le fait d’accepter que le professionnel soit

différent des attentes initiales. Lorsque je demande à l’enquêtée d’énumérer ses attentes, la notion d’adaptabilité est prépondérante. Une souplesse qui pourrait s’apparenter à un certain conformisme. En cas de déviance, la responsable rejette l’élément déviant du système « en principe je lui explique assez vite qu’elle a besoin d’une expérience dans un autre établissement »

(Axelle, 39 ans). On peut noter que la balance entre la pression de conformité exercée par le pouvoir hiérarchique et l’expression du potentiel de chacun semble en déséquilibre. L’interrogée peine à retenir les agents et paradoxalement met en place des stratégies pour les faire partir en cas de désaccord sur le projet, ce qui ne contribue pas à la stabilisation d’une équipe éducative auprès de l’enfant.

Hypothèse

L’entretien exploratoire m’invite à définir dans la deuxième partie de ce travail de recherche le concept de pression de conformité en corrélation avec la notion de pouvoir qui, selon Crozier, sociologue, permet et structure le collectif (1977, p33). Pour étudier le processus de conformisation, je m’intéresse au champ de la psychologie sociale avec l’auteur Dominique Oberlé (professeur de psychologie sociale à l’Université Paris Nanterre). J’aborde également la notion de travail sous le prisme de la psychodynamique du travail avec notamment Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste français. Toujours dans le registre du travail collectif, et à l’opposé du conformisme : je parle du déviant, celui qui ne respecte pas les normes établies, à travers le concept de Becker, sociologue américain. Aussi, je choisis d’abandonner le concept

d’intégration sociale. Je pars du postulat que les agents font déjà partie de la structure, qu’ils sont déjà inclus. Ce que je souhaite déterminer, c’est pourquoi on les rejette ? Le concept d’identité aurait été intéressant à traiter pour identifier les différentes stratégies d’identité au travail (Renaud

Sainsaulieu) car cette mise en conformité viendrait toucher à l’identité propre de chaque individu du collectif. Cependant, il serait trop ambitieux de traiter de ce concept dans un temps limité pour cette recherche. L’objet de ma recherche sera donc l’excès de conformisme et elle sera formulée de la façon suivante :


« Comment l’excès de conformisme est-il un frein à la cohésion d’équipe ? »


Ainsi, mon hypothèse est que : « Si le cadre de santé cède à la pression de conformité institutionnelle alors il utilise son pouvoir hiérarchique pour créer une dynamique d’équipe délétère ne favorisant pas la fidélisation du personnel. »

Le cadre essaie de maintenir un équilibre, une balance entre valorisation des potentiels de chacun et conformisme de l’institution en mettant en œuvre sa clairvoyance normative. Celle-ci se définit comme « une connaissance du caractère normatif ou contre normatif d'un type de comportements

sociaux ou d'un type de jugements. Cette connaissance est indépendante du degré d'adhésion normative » (Py et Somat, 1991, p 172). Équilibre fragile qui peut rapidement pencher en faveur de la conformité institutionnelle lorsque le cadre exerce un pouvoir et un contrôle dans le but de sécuriser au maximum les procédures. Un système prescriptif ne permettant plus aux professionnels de mettre en œuvre leur créativité, générant la peur de l’erreur et de la perte

d’emploi. Ils se mettent à fonctionner individuellement dans un état d’esprit du « chacun pour soi » (Dejours, 2008). Ceux qui tentent de résister à la pression de conformité sont étiquetés déviants et souffrent du décalage avec leur collègue ainsi que du manque criant de solidarité. Ils finissent par partir. Il y a de ce fait un turnover important et un problème de fidélisation du personnel.



L'intégralité de l'étude

https://www.cadredesante.com/spip/IMG/pdf/pdf-memoire-anne-cecile-george.pdf