Chapitre number 6

« ½ décision = bordel² » auteur inconnu



Janvier 2043

Le temps de mon intégration était passé et on entamait une nouvelle année. Je me sentais bien. Je dirais que c’était l’époque où tout allait pour le mieux. Chacun avait sa place. Un élément allait toutefois précipiter la chute de cet univers où l’organisation avait toujours été la même.

A la crèche, Julie me racontait qu’elle avait fait une rencontre dans sa vie, cela donnait du piment à la mienne. J’adorais l’écouter raconter ses premiers émois et je me mettais à rêver à un peu de fantaisies dans mon propre couple.

Très vite, j’ai eu une vision assez précise de ma mission au sein de la structure. En dehors des groupes de travail et du lien avec les familles, j’avais envie d’assainir l’ambiance et de créer un environnement propice aux échanges sans velléités. En clair, je voulais virer Josette. Elle était devenue ma bête noire. La personne à abattre. Je ne supportais plus son hypocrisie et ses esclandres. Elle faisait partie de toutes les commissions des délégués du personnel. Ces absences syndicales se multipliaient de façon exponentielle, laissant l’effectif au strict minimum. Elle n’en avait que faire et cela m’était insupportable. Cette activité était ultra-valorisante pour elle car elle détenait des informations que ces collègues (et moi-même) n’avaient pas. Outre ses absences, elle continuait à semer la zizanie entre les auxiliaires et à manipuler les plus crédules pour les rallier à sa cause. La réunion n’avait pas suffi à calmer ses ardeurs. Avec Julie, nous rongions notre frein et cherchions des solutions correctes et concrètes pour la mener gentiment vers la sortie. Parfois, nous nous surprenions à imaginer un croche-patte fortuit dans l’escalier. Nous culpabilisions évidemment de laisser échapper des fantasmes inavouables. Notre seul espoir était de convaincre notre responsable de la muter dans un service administratif en mettant en avant son inaptitude à travailler au contact des enfants et des familles.

Ce qui était extraordinaire, c’est que notre pays était extrêmement rigide à l’égard des familles et que dans ses institutions même, les déviances pouvaient se multiplier sans que les professionnels en cause n’en soient inquiétés. C’était le comble.

Pour Josette, les faits s’accumulaient et comblaient notre plaidoyer. Une après-midi où elle travaillait Rectification : Une des rares après-midis où elle travaillait, elle téléphona à chacune des familles pour leur demander de venir récupérer leurs enfants. Motif : ils étaient subfébriles (37,2°C à tout casser). Pour finir, il restait à peine 2 marmots dans la section et l’après-midi fut beaucoup moins éreintante que prévu pour notre bourreau de travail.

C’est avec ce fait de taille, que nous sommes allées, Julie et moi, voir Madame Matelot. Nous étions, à peu près certaines que cette fois ci, Josette serait démise de ses fonctions.

Madame Matelot croulait sous le travail, nous la trouvâmes rouge écarlate dans son bureau, les sourcils froncés, marmonnant des phrases incompréhensibles sur un ton acerbe. Ses stylos étaient éparpillés, ils montraient l’état dans lequel Matelot voyait l’avenir. Julie, qui savait y faire en relations humaines, entonna :

« Bonjour, bonjour… on ne vous dérange pas ? »

Moi je dis que si, on la dérangeait, mais Matelot leva les yeux de son ordinateur, souffla et dit :

« Non… Non… dites-moi ? Qu’est-ce qui vous amène ? ».

Julie prit la liberté d’exposer le récit de nos revendications. Elle était douée pour expliquer. J’étais assez spectatrice de ma vie et laissais volontiers l’usage de la parole à mon adjointe. La réponse de Matelot fut décevante :

- Tant que Monsieur Ouiddir sera à la mairie de Carlin-sur-Marne… Josette fera partie des effectifs. Elle fait partie de son cercle d’amis. Enfin pas directement, mais ils se connaissent depuis longtemps. Et puis… on n’a pas de preuve pour la fièvre ? les parents se sont plaints ?

Je repris la main sur les explications, j’avais besoin de vider le sac de pus :

- Pas vraiment, mais ils ont des doutes… Certains ont mollement râlés en disant qu’ils avaient du travail et qu’ils ne pouvaient pas s’absenter pour un 37.5°C de fièvre. 37.5°C ce n’est pas de la fièvre ! Josette a monté le thermostat de la section au maximum. L’environnement était surchauffé. C’est du sabotage.

- Oui, c’est certain. Mais tant que je n’ai pas de courriers de leur part, je ne ferais rien.

- On pourrait au moins la recevoir… ce n’est pas professionnel. On peut jouer le bluff en disant que nous avons reçu des courriers de plainte.

- Bah recevez là si vous voulez, oui.

- Mais il n’y aura rien de votre part ?

- Non. Ça me fatigue, ce sont toujours les mêmes histoires. Et puis voilà, c’est comme ça.

Et le « c’est comme ça », même moi je l’employais avec mes gamins quand j’avais plus d’arguments. Je trouvais ça moyen comme soutien de sa part. Elle respirait l’abandon, le découragement, le « je-pars-en-retraite-dans-un-an ». Quand je pense que des parents se faisaient retirer leurs enfants pour moins que cela, la présence de Josette parmi nos troupes devenait intolérable. Avec acrimonie, je pris un des stylos de Matelot qui trainait ostensiblement près de ma main. A ma façon, je ne partais pas sans rien. Dans les faits, nous quittâmes l’entretien la queue entre les jambes, avec pour ambition de terminer la facturation. Notre programme était un peu moins funky que la prévision initiale.

Matelot n’avait pas vraiment de courage, pas vraiment de pouvoir de décision à la mairie et un caractère aigri par les années à la territoriale. Elle se montrait sévère avec bon nombre de familles comme pour contrebalancer ce manque de pouvoir exercé à ce poste.

Quand on lui exposait une situation concernant une famille nombreuse, et que nous l’encouragions à envisager de prendre le petit dernier (le cinquième de la fratrie) nous avions droit à des contre-arguments in-entendables pour le commun des mortels « mais à la crèche, il n’y a pas de carte de fidélité ? et puis elle n’en a pas marre de faire des gamins, elle n’avait qu’à pas en faire un quatrième… » « euh, c’est le cinquième » « Encore mieux ! Encore une qui a voulu faire le cinquième pour toucher les aides de l’état » « Et y’a pas de père par-dessus le marché ? bien évidemment, les gamins sont issus du Saint-Esprit ». J’en passe. C’était la même chanson pour les enfants en situation de handicap, elle ne voulait pas en entendre parler « mais ça va encore être un problème. Regardez, vous voulez le prendre et vous me demandez déjà de renforcer le personnel en mettant un CAP petite enfance supplémentaire, vous voyez bien que c’est compliqué ». Pour les grossesses précoces, c’était « elle n’a pas ses 22 ans la gamine ? elle doit le savoir pourtant qu’il fallait avoir 22 piges ! qu’ils le placent son gamin… au lieu de nous demander de le prendre en crèche, ce n’est pas l’armée du salut la crèche ! elle n’a qu’à passer son diplôme comme tout le monde ». Matelot avait un réel souci de communication. Il y a des choses que nous ne pouvions plus nous permettre, la société avait évolué et beaucoup de paroles y étaient désormais interdites/tabous/censurées/punies. S’exprimer ainsi n’était plus possible. Heureusement, son départ était imminent. Mais l’adage « on sait ce qu’on perd mais on ne sait pas ce qu’on gagne » allait malheureusement se concrétiser à son départ. Nous ne savions pas que ces quelques défauts d’attentisme étaient moindres maux comparés aux durs moments que nous nous apprêtions à vivre.


Chapitre number 7

« L’art de vivre consiste en un subtil mélange entre lâcher prise et tenir bon. » Henri Lewis


Celui dont parlait Madame Matelot, celui qui était ami avec beaucoup d’agents, celui qui avait fait embaucher sa fille, sa femme, son voisin et sa femme de ménage à la mairie, c’était Monsieur Ouiddir. C’était un homme assez charismatique, Monsieur Ouiddir. Il m’avait reçu lors de mon embauche et m’avait impressionnée. Non pas par ses qualités oratoires ou ses jolis stylos plumes, mais parce que c’était lui qui représentait l’autorité du service. On disait aussi qu’il avait le bras long. Il avait fait une remarque devant moi à Madame Matelot comme pour marquer son territoire. Il lui avait dit ce jour-là qu’elle ne devrait pas porter des baskets en tant que responsable adjointe du service petite enfance. Alors Madame Matelot avait rougi. Et de mon côté, j’avais acté qu’il était bon de mettre les bonnes chaussures à son pied. Entre nous, pour un chef de service, il cassait lui-même les codes : pas de costard cravate mais une chemise ouverte laissant entrevoir une pilosité bien garnie et une chaîne en or, qui brille. La caricature du beauf-séducteur.

Il m’avait furtivement présenté le service petite enfance et ne m’avait pas laissé placer un mot. Il ne voulait guère faire connaissance. Juste affirmer sa place. Pourtant je lui devais la mienne au sein de l’équipe petite enfance car c’est lui qui avait participé à mon recrutement. Lorsque j’avais postulé, j’étais enceinte de trois mois et en bisbille avec mon employeur. Une sombre histoire de harcèlement moral. Je n’avais qu’une hâte : prendre mes jambes à mon coup. La crèche que je visais était à peine à cinq minutes à pied alors que jusqu’ici je faisais près d’une heure de route pour aller travailler. Lors de ce jury, pas moins de cinq personnes étaient présentes. Dont Madame Matelot et Monsieur Ouiddir. Il y avait aussi la responsable des ressources humaines, l’Elue à la petite enfance et un attaché quelconque. Je n’étais clairement pas dans mes petits souliers. Mais je m’étais vendue. Il y avait eu quelques manœuvres de déstabilisation de la part de l’Elue :

« Vous n’êtes pas titulaire de la fonction territoriale… vous savez qu’il y a un concours ? »

« Oui et cela ne m’effraie pas, j’ai déjà passé un concours pour l’école d’infirmière, un autre pour l’école de puéricultrice, sans compter les épreuves pratiques passées à la sortie de la maternité, alors pour la fonction territoriale, je ne vois pas pourquoi je ne l’aurais pas ».

J’y étais allée au culot, je ne m’étais pas démontée. Je crois que c’est ce qui avait plu à ce cher Monsieur Ouiddir car il avait coupé court à l’échange en disant « mais bien sûr c’est possible, elle est jeune ! ».

J’avais apprécié qu’il prenne ma défense. L’entretien touchait à sa fin quand ils m’ont demandé si je souhaitais ajouter quelque chose. J’ai alors fait état de ma grossesse. Je ne voulais pas leur « faire un bébé dans le dos ». Résultat : cet entretien qui s’était déroulé en novembre, n’avait pas donné suite. Matelot était réfractaire aux grossesses, enfin à la natalité en général. Elle faisait partie des gens qui avaient voté pour la loi sur le contrôle des naissances et l’âge légal pour enfanter. J’accouchais donc en avril 2042 de mon petit Alexis après avoir claqué la porte de la boite où je bossais. Une rupture conventionnelle à l’amiable où j’avais touché quelques indemnités pour harcèlement sur femme enceinte. Je m’en étais plutôt bien sortie, pensais-je. Mais il y a toujours des séquelles à ces moments douloureux. Alexis était arrivé avec un mois d’avance et souffrait de multiples troubles somatiques en lien avec une grossesse tourmentée. Je cherchais activement un emploi pour la rentrée de septembre quand la ville de Carlin-sur-Marne m’avait rappelée.

« Vous êtes toujours disponible ? »

« Euh… oui ! » (mon hésitation fut brève)

« La directrice de la petite enfance souhaite vous rencontrer »

J’apprenais plus tard qu’elle n’était pas du tout convaincue par mon profil mais que faute de candidats, elle allait me donner une chance.

Il y avait eu l’intervention de Ouiddir, l’appel de Matelot, et je me retrouvais à la tête d’une équipe de 25 professionnels. Non sans avoir négocié au préalable mon salaire. Pour diriger une crèche, on me proposait une misère. Un peu plus du SMIC pour gérer les emmerdes et le payer parfois de sa santé. J’avais donc négocié une rallonge. Ils avaient accepté sans attendre. J’aurais dû demander plus.

Ouiddir adorait Julie. Il la draguait assez régulièrement lorsque nous nous présentions ensemble à la Mairie. C’étaient des accolades un peu plus appuyées. Des petits clins d’œil l’air de rien. Il était davantage tactile avec Julie qu’avec moi par exemple. Non pas que je sois envieuse à son endroit. J’étais d’ailleurs plutôt réservée vis-à-vis des effusions. Je n’aimais pas faire la bise, je me contentais de faire un salut de la main. Séquelle des années de pandémie ? Aucune idée. S’il fallait la serrer, je le faisais. Mais c’était un exercice qui m’était difficile, surtout quand on songe à toutes les personnes qui omettent le passage au lavabo à la sortie des toilettes. C’était toujours le même manège, Ouiddir prenait des nouvelles de la santé de Julie pour engager la conversation. Elle avait eu un cancer deux années avant mon arrivée. Elle ne s’était jamais vraiment remise de cette maladie et passait régulièrement des examens pour vérifier que le feu était bien éteint.

Ouiddir cachait bien des vices que je découvrais au fur et à mesure de la prise de mes fonctions. On avait volé le vélo de Maddy, l’éducatrice de jeunes enfants, devant la crèche. Maddy était plutôt avant-gardiste en termes de consommation. Avec Marcel, mon voisin, elle faisait partie de mes modèles écologistes. Elle mangeait bio, bien, bon. Elle me donnait des conseils de qualité à propos de tout. C’était un peu mon géo trouve tout. Une perle que je n’aurais pu échanger. Et en bonne écolo qu’elle était, elle mettait un point d’honneur à venir travailler à vélo. Elle m’avait informée du vol, mais clairement je ne pouvais rien faire. Mise à part verser un peu d’empathie sur sa plaie, un vol n’était pas de ma responsabilité et je ne me voyais pas utiliser l’argent de la crèche pour la dédommager quand bien même elle faisait un travail tout à fait satisfaisant dans la structure. Elle était partie à la mairie pour l’annoncer à Monsieur Ouiddir, elle était convaincue qu’elle obtiendrait gain de cause. Je la laissais faire en pensant bien que ces démarches resteraient vaines.

Quelle ne fut pas ma surprise d’apprendre que Monsieur Ouiddir avait sorti de sa poche une liasse de billets qui remboursa Maddy de la valeur de sa bicyclette, neuve ! Maddy n’était pas peu fière et moi je restais perplexe quant à la provenance de la somme d’argent.

Ouiddir était un peu la bonne mère, auprès de qui il suffisait de pleurer pour obtenir ce que l’on souhaitait. Il achetait la paix sociale avec ses malversations. Untel voulait changer de crèche ? Il n’appréciait pas travailler avec tel collègue ? Si la directrice n’était pas d’accord pour arranger les affaires personnelles et se plier en quatre pour satisfaire chacun, lui si. Et s’il était aussi apprécié par les agents, il l’était beaucoup moins de ces supérieurs ou des élus locaux. Il était littéralement ingérable.

Mais il était charmant avec tout le monde et personne ne lui résistait. Quand il sentait qu’il y avait du rififi entre les directrices, il n’hésitait pas à inviter l’ensemble de l’équipe au restaurant. Il était bon prince. J’avais malgré tout quelques doutes sur l’origine de l’argent qui payait l’addition mais aucun ne pipait mot. Trop heureux qu’on les invite.

Lors d’une pause déjeuner entre directrices, nous avions mangé à la brasserie de la Mairie. Nous savions que beaucoup d’agents de la Mairie s’y retrouvaient. C’était un peu la cantine des fonctionnaires. Alors que nous nous dirigions pour payer notre addition, le serveur nous indiqua que la note était réglée. Réglée par qui ? Par Ouiddir bien sûr.

Et puis peut être six mois après mon arrivée à la mairie, il y eut une réunion animée par l’Elue à la petite enfance. C’était une grande messe où tout le service était convié. Tout le monde remarqua l’absence de Ouiddir. Il est vrai qu’une réunion de service sans son chef de service, cela était unique.

A la sortie de réunion, les rumeurs allaient bon train. Madame Faidaux imaginait une machination sortie de nulle part. J’étais très étonnée par ses raisonnements qui faisait d’elle quelqu’un de particulièrement persécutée. Elle disait souvent « vous verrez ! ils vont nous mettre un nouveau directeur pour faire passer telle pilule ». Elle parlait, gesticulait, nous mettait en garde contre l’Elue, contre Madame Matelot, contre nos propres collègues et elle avait toujours un mot pour elle « moi, je suis droit dans mes bottes. Ils ne pourront rien me dire ! ». Peut-être que Ouiddir était tout simplement fiévreux. En tout cas c’était une de mes hypothèses. Julie, l’adjointe, était plus réservée vis-à-vis de celle-ci. Elle me fit part de ses sentiments. Elle trouvait, elle aussi, vraiment bizarre que le chef soit absent. Cela ne présageait rien de bon.

Pour finir, nous apprîmes deux semaines plus tard que Ouiddir était mis à pied. Cela provoqua un sentiment d’insécurité immense chez moi. S’il mettait un directeur à pied, moi qui étais encore en période d’essai et qui n’avait pas encore passé le concours sur titre, je pouvais prendre le chemin de la porte à la moindre contrariété. Qu’est-ce qui avait bien pu motiver la sanction ? Je décidais de bosser le concours comme jamais, bien décidée à l’obtenir. Je m’étais inscrite à la hâte en me disant « on verra bien ». En réalité, j’aime réussir et atteindre mes objectifs. J’avais acheté un bouquin d’annales et un stylo quatre couleurs pour rédiger des fiches. Je révisais régulièrement en songeant que c’était ma chance. J’avais déjà fait partie de la fonction publique, mais j’en avais démissionné pour suivre plus facilement mon mari qui avait la bougeotte. La fonction publique, c’était un carcan pour ceux qui aimaient la mobilité. Si vous la quittiez, vous étiez punis. Vous aviez le droit de repartir de zéro. Et on vous faisaitt la leçon, en prime. Alors qu’en réalité, cette fonction publique vivait ses dernières heures.

L’ambiance au boulot était exécrable. Les rumeurs vont vite dans une mairie. Ils avaient lancé une kabbale à l’endroit de Ouiddir. Chacun y allait de sa petite anecdote pour charger un peu plus l’intéressé. Madame Faidaux, fidèle amie du chef de service, le soutenait comme elle le pouvait en renforçant l’idée qu’il était dans son bon droit et qu’il voulait s’en débarrasser pour pouvoir nous imposer des décisions auxquelles il avait su faire barrage jusqu’ici. Il est vrai qu’il dépensait sans compter pour le service. Le taux d’encadrement en crèche était bien au-dessus du ratio préconisé par la loi. Il avait une politique de socialiste et on sentait que le mammouth avait besoin d’être dégraissé. Tant de confort et d’acquis. Moi qui arrivais du privé, je m’étonnais que le personnel puisse se plaindre de ses conditions de travail. Ce qui m’étonnait le plus était le nombre de jours de congés. Entre le jour du maire, le jour de congés pour la fête de la ville et les autres grâces accordées au fil des années, les professionnels n’avaient pas moins de 42 jours à poser. Un casse-tête pour les gestionnaires ! L’effectif n’était jamais au complet. Nous ne fermions que l’été et à Noël alors le reste de l’année, il fallait jongler avec les présences mais surtout avec les absences. C’était ça la petite mort du fonctionnariat.

Le départ annoncé de Ouiddir allait être le déclencheur d’une série d’évènement. Le monde de la petite enfance allait profondément changer. Il allait être dépoussiéré mais aussi abîmé par la politique de la terre brûlée. C’est ainsi que tout a commencé.

Les professionnels ont profité (à raison ou à tort) de cette période de tension pour tester ma patience. Il y avait Josette qui mettait systématiquement sur mon bureau des absences pour raison syndicale. Non pas que je peinais à faire tourner l’unité à laquelle elle appartenait, mais ce n’était guère équitable pour ses collègues. Je profitais donc de l’arrêt maladie de Fatima, une auxiliaire de puériculture, pour ne pas lui accorder ses absences.

D’un autre côté, Valérie, une auxiliaire, avait hurlé sur un enfant en lui intimant de garder sa casquette sur la tête alors que les enfants jouaient dehors (nous étions désormais en avril, la température frôlait allègrement les 20°C, bref pas de quoi fouetter un chat). Je l’avais repris lors d’un entretien de recadrage.

Dix minutes plus tard, ses collègues me prévenaient que Valérie faisait un malaise dans les vestiaires. Dans la série « démonstration », je touchais le pompon. Je restais de marbre dans le bureau et demandais à Julie d’aller jeter un œil, pour être sûre que la souffrante se soit correctement rétablie sur ses deux jambes. J’ai pu passer pour une sans-cœur tant les simagrées m’insupportaient. J’avais été claire lors de l’entretien, je ne voulais pas que cela se reproduise. Là où j’avais poussé le bouchon, c’est que je promis à Valérie un entretien avec Madame Matelot. Valérie perdait régulièrement patience. Elle n’avait de surcroit rien de maternel. Le courant passait peu avec les familles et encore moins avec moi. Elle faisait partie d’une génération qui n’avait eu besoin ni de diplôme de parentalité, ni de permis de parents. Elle avait toujours agi ainsi. Avec sa fille unique, comme avec les enfants de la crèche. En clair, il fallait faire avec. C’était au fond quelqu’un d’émotif qui aurait facilement donné sa chemise en cas de coup dur. Jamais une absence. En revanche elle avait une propension à râler pour un oui et pour non qui m’ulcérait l’estomac. Pour finir, Julie était descendue affolée en disant que Valérie était par terre, pleurant et implorant qu’on la laisse tranquille. Elle ne faisait ni plus ni moins une crise de nerf. Nous décidâmes d’appeler les pompiers. Elle accepta de leur parler et ceux-ci arrivèrent à la calmer. Ce que nous n’avions pas réussi à faire jusque-là. Moi, par mon comportement de « je ne céderais pas face à ta crise » et elle « je tape du poing car je suis vexée ». Une professionnelle de la crèche réussit à lui faire entendre raison et la ramena chez elle. Au retour, elle repassa devant le bureau, nous primes poliment des nouvelles.

De cet incident, en découla un appel téléphonique musclé du représentant syndical de la CGT. Il faut savoir que les CGtistes ne sont jamais très enclins à vous écouter à partir du moment où vous êtes cadres. Je voulais me défendre de cette malheureuse situation et apporter des éléments de compréhension. Je reçus en retour des mots assez fleuris qui démontraient un manque de sang-froid flagrant. J’étais aussi stupéfaite qu’il ose me raccrocher au nez. Saisie par tant d’agressivité, j’appelais aussitôt Madame Matelot pour lui exposer la situation. Le stylo que j’avais entre les mains était à nu. Bouchon tordu. Mine cassée. Dépiauté, il faisait les frais de mes contrariétés. Matelot savait pour l’épisode de Valérie et me soutenait tant bien que mal. Elle savait aussi qu’elle allait devoir faire preuve de courage (ce qui n’était pas son fort). Elle allait devoir élaborer une stratégie de communication (ça ne l’était pas non plus). Je pleurais à chaudes larmes après avoir raccroché. Et les séchais bien vite car il fallait terminer les tâches de la journée mises en suspens par toute cette mascarade.

De retour au travail les jours suivants, Valérie avait feint la cordialité. Mais elle demeurait froide comme un hiver en Russie. Elle ne s’ouvrait qu’à Josette pour lui raconter ses malheurs et se faire plaindre à outrance. Josette adorait être dans cette posture. Elle allait pouvoir mettre à l’œuvre ses qualités de syndicaliste chevronnée lors d’un futur entretien qui était programmé pour la semaine suivante.

L’entretien consistait à annoncer à Valérie qu’elle allait devoir changer d’attitude, sinon nous la déplacerons dans une autre crèche de la ville. Je trouvais la sanction mesurée compte tenu du contexte politique.

Ouiddir était absent depuis quelques semaines et ne pouvait malheureusement pas voler à la rescousse de sa protégée. Josette délégua finalement le rôle de soutien syndical à une collègue. Une certaine Jeanne. J’étais soulagée que Josette n’interfère pas dans cet entretien.

Je n’étais pas au bout de ma peine. L’entretien fut horrible. Jeanne était un démon à côté de Josette. Nier l’évidence est une des qualités des CGtistes. Elle n’était pas sur le terrain, n’avait pas non plus la moindre idée de la relation qu’entretenait Valérie avec les familles ou les enfants. Sa relation aux autres étaient pathologiques et elle en faisait une professionnelle méritant la légion d’honneur. C’était culotté. Ce qui me fit grandement défaut fut la gestion de la crise de nerfs. Je n’avais pas protégé l’employé. J’étais restée sagement dans mon bureau et n’avait pas daigné me déplacer. Je passais pour la méchante. Celle qui laissait mourir un salarié. Et pourtant, Valérie était loin d’être à l’agonie. Au pire elle se serait étouffée dans ses sanglots ou aurait malencontreusement reniflé de travers, mais donner à cette crise d’hystérie le nom de « malaise » était fort de café.

Les CGtistes n’avaient aucun scrupule quand il s’agissait de défendre leur protégé. L’entretien se termina alors que je retenais mes larmes et crispais mes mains sur un crayon choppé au hasard. Je me sentais rageuse et humiliée. Cela me servit de leçon pour la suite. Je décidais de soigner mes relations avec les professionnels et d’adopter des méthodes de politiciens.

Pendant ce temps, la chasse aux sorcières faisait rage à la Mairie. La police occupait les lieux, il y avait une saisie des comptes en cours. Nous apprenions qu’un des directeurs de service étaient inquiétés par les services de l’ordre pour une affaire de finance, de caisse noire. Certains disaient que Ouiddir faisait partie des magouilles. Ce qui expliquait sa mise à pied.

Madame Faidaux nous réunit un midi à sa crèche afin de parler (officiellement) de la répartition des gardes et (officieusement) de Ouiddir. Matelot n’était évidemment pas conviée à cette réunion. C’était une réunion sans les « chefs ».

Nous avions l’habitude de nous réunir afin de débattre de divers sujets concernant nos crèches. Cela faisait une soupape de décompression quand les agents mettaient nos nerfs à rude épreuve. Nous étions unies à cette époque. Même si les unes et les autres déblatéraient régulièrement sur chacune d’entre nous, il y avait une cohésion. Nous nous battions toujours dans l’intérêt général du groupe. Et notre intérêt, c’était par exemple de récupérer nos heures supplémentaires alors que nous étions cadres et donc considérés au forfait. Nos intérêts, c’étaient nos horaires. Nos intérêts, c’était la répartition comme nous l’entendions de nos gardes. Nous formions pour l’extérieur, une unité soudée et étions ainsi dotés d’un certain pouvoir. Un pouvoir qui, je dois le dire, était pour beaucoup dû à Madame Faidaux.

Ce jour-là, je n’avais pas parlé de mes déboires de directrice de crèche en proie aux assauts des syndicats. J’avais préféré garder cela pour moi afin de ne montrer aucune faille. Aucune accroche qui puisse faire penser à Madame Faidaux que je ne méritais pas ma place. Je gérais la plus grosse structure de la ville. Plus de 70 enfants à la journée. Pour me sentir légitime, j’avais pris cette habitude de ne jamais me plaindre et d’être là. Quoi qu’il en coute. Alors le sujet de la réunion du jour, fut sans trop de surprises : les gardes.

Les gardes, c’était LE sujet qui nous occupait et nous faisait parler. Madame Faidaux avait toujours l’impression d’en faire plus que les autres directrices. Elle avait des obligations le jeudi soir (elle avait zumba), elle demandait que chacune fasse un effort pour qu’elle puisse y aller (c’était la moindre des choses qu’on pouvait faire la connaissant). Micheline avait art floral le mardi soir et Julie avait tantôt rendez-vous chez la diététicienne (elle était très à cheval sur son poids) tantôt chez la coiffeuse (son carré ne variait pas d’un millimètre), tantôt chez sa manucure et tantôt chez l’esthéticienne. Elle avait un agenda de ministre sans en avoir le salaire, je me demande comment elle arrivait à rémunérer toutes ces prestations pour sa seule personne. Elle était assurément dans une maitrise concernant son image alors même qu’il m’arrivait régulièrement d’être mal peignée, petit haut décoré d’un joli filet de lait caillé (résidu d’un câlin matinal avec mon petit Alexis). De nous deux, elle était assurément la plus classe.

Avec toutes ces contraintes personnelles, on arrivait au bout de deux heures à trouver une piste, un quasi-consensus. Et c’était souvent les mêmes qui étaient conciliantes, à savoir Karine et moi. Alicia Bontemps, en tant qu’éducatrice de jeunes enfants, ne pouvaient pas faire de garde. Cela restreignait pour beaucoup la possibilité des gardes. Son adjointe, Virginie Lavoisier, était infirmière et aurait largement pu en faire. Mais Madame Faidaux mettait systématiquement son véto. Elle ne lui faisait aucunement confiance. Et puis elle n’était là qu’à mi-temps. La place de Virginie n’était pas simple. Il avait dû se passer un évènement ou un fait dont je n’étais pas informée car lorsque Micheline ou moi émettions la possibilité que Virginie Lavoisier fasse des gardes pour nous soulager, beaucoup étaient gênées. Et la principale intéressée était bizarrement évincée des réunions de directrices alors que l’adjointe de la crèche familiale, ou même ma propre adjointe étaient présentes à chaque fois. Il m’avait semblé aussi que Matelot n’avait pas non plus très envie de se positionner sur la question. C’était comme si Virginie dérangeait, mais à propos de quoi ? Nous ne nous étions pas assez vues pour que je puisse me forger ma propre opinion. Elle pouvait avoir le verbe haut et s’emporter, un brin fougueux, sur des sujets qui ponctuaient notre quotidien de directrices. Mais cela ne menait jamais bien loin. Madame Faidaux, en outre, était mal placée pour critiquer les prises de parole engagées au sein du collectif. Je n’avais jamais eu l’occasion d’adresser la parole à Virginie en individuel, d’autant plus que lorsque j’appelais à la crèche, c’était invariablement Alicia qui décrochait. Il y avait un filtre. C’était comme si chacun contenait l’expression d’un désordre.

Finalement, la question des gardes ne se règleraient pas ce jour-là ou tout du moins on avait trouvé une solution bancale pour passer au sujet d’après.

La mise à pied de Ouiddir. Le sujet qui nous brûlait les lèvres. Nous attendions surtout que Madame Faidaux brise la glace et entame une longue tirade (dont elle avait l’habitude) sur la façon dont il était traité à la mairie. Personne ne s’avisait à émettre l’idée qu’il était peut-être bel et bien impliqué dans des affaires de détournement d’argent. J’avais quelques exemples en tête…

Elle finit par nous annoncer que Ouiddir souhaitait nous inviter au restaurant « Le savoyard ». On y mangeait très bien. Ils servaient des raclettes, des fondues et en dessert le magnifique, le délicieux, le succulent Tiramisu au Nutella. De l’écrire, j’en salive. Alors imaginez-vous à l’époque, rien qu’à l’évocation du Tiramisu, je mettais tous mes idéaux de côté pour rencontrer le personnage qui faisait tellement parler de lui. Il nous avait convoqué au restaurant, comme il nous aurait convoqué dans son bureau. C’était un peu sa manière à lui de nous annoncer qu’il partait et que la parenthèse allait se refermer. Il voulait clore un chapitre qu’il n’avait pu clore de lui-même en étant mis à pied.

On donna chacune nos disponibilités pour la soirée. Il fallait que je m’organise car mon mari, qui travaillait pour une boite de pompes funèbres, rentrait tard du travail. Et nos deux enfants étaient bien loin de se garder tout seul. Un nourrisson d’un an et une pépette de 3 ans et demi, il fallait bien choisir la date. Cela me donnait l’occasion de m’évader un peu de mon quotidien.

Enfin, la réunion se termina aux alentours de 17h00 et nous convînmes de rentrer directement chez nous sans passer par la case crèche.

Le jour du diner arriva à grand pas. J’avais, pour l’occasion, fait un brushing. Le premier depuis des lustres. Et j’avais poussé le luxe en mettant du parfum, du rouge à lèvre et du mascara. On aurait dit une diva. Depuis quelques temps j’avais laissé de côté ma féminité en me jetant à corps perdu dans le travail et la maternité. Ce soir, je sortais ! Je m’étais vantée de cette escapade (qui durerait 3 heures à la louche) sur le dernier réseau social de notre pays encore licite.

Les réseaux sociaux avaient en effet été fermés les uns après les autres, accusés et condamnés d’avoir toléré pendant des années l’inscription de mineurs. Tout le monde savait, mais personne n’avait rien dit. Avec l’avènement de la sixième république, cette décision était devenue la clé de voute de la nouvelle réforme sur la parentalité. Un argument de plus en faveur de la protection de l’enfance. Mes enfants étaient trop petits pour y avoir accès, mais au fond j’étais en accord avec cette loi. Cela ne m’empêchait pas d’y aller faire un tour.

Je ne me doutais pas que cette soirée raviverait mon désir de prendre soin de mon corps et de mon esprit. Depuis Laura, j’avais délaissé mes loisirs pour me consacrer totalement à ma parentalité, conformément à la charte du bon parent. J’avais très peur, comme tout un chacun, qu’on me les enlève. Pour l’heure, nous étions arrivées devant le restaurant et attendions en grappe, l’arrivée du Tsar. Déchu.

C’était un spectacle assez triste à voir. Ouiddir avait perdu de sa splendeur, de son pouvoir. Il avait garé sa luxueuse voiture à hydrogène et roulait tristement des mécaniques jusqu’à nous. La nuit était tombée sur Carlin-sur-Marne, les vérités allaient pouvoir être dévoilées. Dans l’enceinte du restaurant, nous ne savions pas bien comment nous installer. Je ne me voyais pas m’asseoir face à lui et préférait la compagnie de Karine, la directrice de la micro-crèche. Madame Faidaux s’était naturellement assise aux côtés de celui qu’elle admirait. Il commença par nous délivrer sa version des faits comme pour redorer une image qu’il savait écornée depuis son départ. Madame Faidaux se comportait telle une groupie. Elle lui passait la brosse à reluire.

Pathétique.

Soi-disant il allait lui manquer.

Micheline ne semblait pas participer aux différents échanges et relevait brutalement la tête de son assiette de temps à autre. Elle était vraiment étrange. Quand elle prenait la parole, c’était toujours pour donner un avis à côté de la plaque.

A un moment, Madame Faidaux fit des éloges sur le menu, Micheline dit « c’est un repas digne d’un zoo ! »

- Pourquoi les tigres mangent de la raclette ? dis-je étonnée

- Tu as des animaux ?

- Juste un chat. C’est quoi le rapport ?

C’était un peu usant de discuter avec Micheline. On ne savait jamais où elle venait en venir. Elle avait un côté un peu fantasque et elle était devenue la protégée de Madame Faidaux. A mon humble avis, c’était parce que c’était la seule d’entre nous qui ne risquait pas de lui faire de l’ombre.

De notre côté, Karine Joncourt et moi bavardions au sujet de nos marmots, laissés en garde à nos maris respectifs. Julie était absente. Elle avait passé un examen qui montrait que le cancer se réveillait. Les traitements allaient recommencer pour elle. Alicia et Virginie, binôme de la micro-crèche du centre-ville, nous avait rejoint. En tout, nous étions 7. Les deux directrices de la crèche familiale avaient trouvé une excuse pour s’absenter. Même la promesse d’un tiramisu ne les avait pas décidées.

Après la raclette, Karine était allée discrètement vomir. Sa chirurgie de l’estomac la freinait grandement dans ses prises de repas. Nous avions dégusté chacun des plats dans une ambiance chaleureuse. Je profitais de ce moment pour observer le comportement de Virginie et surtout l’attitude des collègues envers elle. Je voulais comprendre ce rejet qui animait le collectif. Elle était très amicale et ne faisait pas de chichi. Elle avait un franc-parler qui mettait à l’aise et invitait à la confidence. Etait-ce une jovialité de façade ? cachait-elle des secrets ? des blessures ? Rien n’aurait su démontrer quoi que ce soit et surement pas ce soir là où nous étions tous et toutes détendus, prompts à la rigolade.

Les adieux furent déchirants entre Faidaux et Ouiddir. Nous ne l’avons plus croisé après ce repas. Un des directeurs alla séjourner quelques temps en prison. Et Ouiddir s’en sortit sans trop de dommages, il fut seulement licencié sans indemnités. Il fit un recours en justice mais ne gagna pas un centime. Cette période de vache maigre a dû beaucoup peser sur celui qui avait tant donné pour la ville (et tant pris).

Il avait fait partie de la campagne des municipales du maire en place en enchainant les portes à portes, les tractages, les poignées de main et les meetings. Le maire l’avait renié. Ainsi va la vie dans la politique. Il avait été un fusible pour notre cher maire qui comptait bien se représenter pour les élections municipales de 2044. C’est-à-dire un an plus tard.


Chapitre number 8

Ajenax-sur-Mer, juin 2050

Alors que l’ostéopathe me massait l’abdomen en me pétrissant chaque organe, je rembobinais la cassette de ces dernières années, emplie de culpabilité.

- Vous savez je m’en veux beaucoup. Je crois effectivement que j’ai du mal à digérer une nouvelle mais surtout mon attitude. Je n’ai pas été comme il faudrait. J’ai fait quelque chose de mal.

- C’est-à-dire ? qu’est-ce que vous avez à vous reprocher ?

- Quelqu’un dans mon entourage professionnel est décédé. Je m’en veux beaucoup. C’était une personne fragile. Et j’ai l’impression que … j’ai l’impression d’être coupable de sa mort.

- Si cette personne a choisi de partir, vous savez vous n’êtes absolument pas responsable de son choix.

- Plus que vous ne le pensez…

Alors que nous abordions le sujet sensible, mes yeux s’embuaient. Je n’arrivais plus à parler. L’émotion était trop forte. L’ostéopathe appuyait là où cela faisait mal. Simultanément à ses paroles, elle continuait d’aplatir ses mains sur mon abdomen.

- Je vais attaquer le foie maintenant. Cela va libérer des toxines dans le sang alors il faudra bien boire à votre retour à domicile, c’est important pour éliminer les toxines qui se baladent.

- C’est bon pour l’estomac ? arrivais-je difficilement à articuler

- Nous n’avons pas fini d’en parler. Racontez moi…


Chapitre number 9

« Un ami, c’est quelqu’un qu’on ne dérange jamais » Raouel Jaeggi


Juin 2043

La crèche tournait sans trop d’encombres mais je déplorais toujours autant d’arrêts maladie.

Je détestais le lundi matin et le téléphone qui sonne. Si on avait pu supprimer les lundis et les téléphones en cette funeste période, cela m’aurait rendu service. Julie était en arrêt pour sa rechute et je n’avais pas grand soutien autour de moi mis à part Maddy et Myriam, les deux éducatrices de jeunes enfants. Maddy faisait respecter la loi et Myriam me rapportait discrètement les bruits de couloir afin de savoir quelle était l’humeur du moment. Il y avait toujours une ambiance de mort dans la section de Valérie. Si cela était insupportable pour moi, je n’imaginais même pas pour les enfants pris en charge dans cette section.

Mais s’il n’y avait que Valérie… Deux autres agents me donnaient du fil à retordre. Zara et Natacha pour ne citer qu’elles, étaient pour le moins absentes au moindre changement climatique. S’il pleuvait, le téléphone sonnerait dès 7h du matin. C’était une crèche dont l’effectif variait en fonction du baromètre. Aussi, Zara prenait la liberté de s’absenter régulièrement sur son temps de travail, pour se rendre à 500 mètres, chez elle. Elle prétextait que le plombier devait passer, que sa fille venait d’accoucher et requérait sa présence. En réalité, elle pouvait aussi bien y aller pour mettre en route une machine en heures creuses. Pour toutes ces raisons, j’avais demandé que son contrat ne soit pas renouvelé et le départ de Ouiddir arrangeait bien mon affaire car elle était rentrée à la mairie grâce à lui. Elle faisait partie de son cercle très fermé (ou très ouvert) de connaissances. Natacha, elle, habitait à 30 minutes et n’était pas véhiculée. Elle dépendait donc des transports en commun. Elle usait de cet argument pour ne pas venir travailler (le bus n’est pas passé, le train est en panne, la grève bloque le trafic). Au choix. Une brocante d’excuses déjà utilisées avec la directrice précédente ou mises au frigo en attendant mon arrivée. Même usagées, elle avait l’art de la présentation et me les servait sur un plateau avec une habileté fascinante. En septembre, j’avais encaissé les absences sans broncher. Préférant connaitre les agents en amont avant de prendre toutes décisions. Dix mois plus tard, une fin de contrat se profilant, je mettais un terme à notre collaboration.

À la suite de ces deux départs et le scandale de ma gestion de crise avec Valérie, je m’étais forgée une réputation de castratrice à la mairie. Les agents me craignaient et… je m’en contre fichais. J’entendais des « à qui le tour », mais mon seul objectif était d’accueillir les enfants dans de bonnes conditions. Le moins qu’on puisse dire est que je ne faisais pas dans la dentelle.

Ma vie tournait autour de la crèche. Je m’engageais réellement pour cette structure et était galvanisée par cette récente prise de pouvoir. J’étais en mono-pilotage, sans Julie à mes côtés. J’avais les parents dans ma poche et mettais parallèlement en place des projets qui me motivaient. Je remettais l’ensemble de la structure au travail.

Le soir en rentrant, j’enchainais le repas et les bains des petits. Il y a des âges où les enfants sont faciles. Avec Ulrich, mon mari, nous étions dans cette période et nous la savourions, à tel point que certains jours je m’imaginais à la tête d’une famille nombreuse, distribuant les purées, les compotes et les câlins à tour de bras. Pas encore de devoirs, des couchers à 20 heures le soir, c’était la belle époque. Et puis non. Les concours, les contrôles de parentalité, les épreuves de rattrapage. Toutes ces raisons nous dissuadaient de monter une équipe de foot. Alors que nous avions toutes nos soirées, Ulrich décompressait devant la télévision, feuilletait des magazines de cordonnerie et oubliait ses cercueils. Quant à moi, je délaissais mes stylographes et découvrais la rédaction de cours en ligne sur la parentalité. Je me délectais de certains écrits sur des blogs féminins et décidais de faire de même en écrivant des conseils pour passer les premières épreuves de parentalité. Ultra narcissique, je ne me lassais pas des commentaires. D’ailleurs ma grand-mère me disait souvent « avec tout le temps que t’as passé devant la glace, tu aurais pu apprendre le grec ». Pas faux. Mais je lui avais préféré l’écriture. D’abord avec mes beaux stylos puis avec un clavier ergonomique. Si par malheur il n’y avait que très peu de réactions à mes billets, j’étais au bord du gouffre avec l’envie de tout plaquer. J’entretenais une relation toxique avec un public dérisoire. J’attendais tout de l’image qu’il me renvoyait et étais devenue accro aux réactions positives. Le miroir réfléchissant était dangereux et c’est ainsi que j’avais quitté ce milieu pour finalement apprendre le grec. Enfin, non. Le piano. Je comprenais mieux pourquoi le gouvernement avait interdit les réseaux sociaux aux mineurs mais n’arrivait toutefois pas à les supprimer de ma vie. Paradoxalement, j’étais dans une période où je me sentais bien. Je dirais même que je me sentais invincible. Je projetais pour la rentrée de septembre de m’inscrire à des cours de solfège. Ulrich prenait bien des cours d’anglais et j’avais soif d’égalité dans notre couple. La soirée au restaurant m’avait ouvert les yeux sur le fait qu’il s’en sortait très bien avec les deux enfants et que donner le souper du soir n’était pas la mer à boire.

Nos relations avec le voisinage étaient au beau fixe. Marcel et sa femme venaient d’accueillir leur dernier né et expérimentaient le lait de chèvre sur lui. Loin d’être comblés par l’arrivée de ce petit d’homme, ils avaient adopté un chaton et le nourrissaient aux croquettes bio. Ils étaient vraiment un exemple pour nous tous. Je n’arrivais pas à discerner quelques traits de fatigue sur leurs visages. Ils ne criaient jamais sur leurs enfants. Avec les politiques de contrôle, nous nous regardions les uns les autres. A l’affut du moindre signe de faiblesse. Je pensai tout bonnement qu’il fallait nous mettre au bio, le secret d’une vie saine et validée par l’Etat. Pleine de contradictions, j’achetais le livre du Dr Henri Joyeux, qui s’était fait radier de l’ordre des médecins pour ses prises de positions anti-vaccins, anti-beaucoup-de-choses en fait, et apprenais que le lait de vache était mauvais pour la santé, tout comme l’excès de gluten. Loin de freiner ma confiance en lui, sa radiation était pour moi gage de militantisme. Je croyais en lui et en ses théories quelques peu complotistes. On nous ment. C’est certain. Ulrich aimant la nourriture riche en graisse et en féculent, je laissais ostensiblement le livre trainer sur la table du salon, espérant qu’un éclair de génie vienne lui souffler de feuilleter le précieux ouvrage. C’était gagné. N’avait-il pas avalé la moitié du livre, que nous n’achetions plus que des boissons végétales, adieu yaourts et produits ultra-transformés. On avait eu un déclic. Celui-ci nous avait rapproché de Marcel et sa femme.

Ce rapprochement, il faut le dire, nous a ainsi permis de partir quelques jours pour Dubaï. Ulrich avait gagné un voyage grâce à son travail. Son entreprise de pompes funèbres organisait régulièrement des challenges : placer des cercueils en acajou avec ornements invendables, rajouter des options de personnalisation (moulures, formes, accessoires accompagnant le cercueil), poignées en or, capiton qui brille, emblème de la famille, hommage personnalisé… une panoplie de produits à vendre où les commerciaux les plus compétiteurs pouvaient gagner du matériel très en vogue (micro-téléphones portables, scooters électriques, machine à café musicale) mais aussi des voyages. Ulrich était sans pitié et avait très bien trouvé sa place au sein de l’entreprise PomPomFun. Il n’était pas le genre à s’attendrir sur les morts. Il disait que c’était la vie. D’un côté, je me disais que si je mourrais avant lui, j’aurais certainement un beau cercueil, une belle plaque et de jolies poignées. Et même une très belle serrure car mon cercueil serait fermé à clef avec un système de sécurité inviolable. Bref, Marcel et sa femme allaient nous garder notre chat pendant notre voyage à Dubaï.

L’idée d’être enfermée dans une Carlingue plus de 6 heures d’affilée ne m’enchantait guère pas plus que laisser nos deux bambins sur le sol latin, éloignés de nous. Une très bonne amie avait accepté de les garder. Il avait fallu le déclarer aux services de protection de l’enfance et prouver qu’elle était elle-même diplômée. La plaie ces papiers. Maman de deux enfants et attendant son troisième, elle était pour ainsi dire « bardée » de diplômes. Sa faveur était égale à l’amitié que je lui portais. Nous avions fait nos études ensemble et nous ne nous étions jamais quittés malgré la distance, les années qui passent, les maris, les gosses, la vie quoi… Pas une seule dispute depuis que nous nous étions jurés de ne pas nous perdre de vue. J’oserais dire qu’elle était ma meilleure amie, même si pour moi l’amitié n’a pas de classement ni de podium. Elle s’entretient et de très fortes amitiés peuvent survenir sur le tard. Enfin, l’expérience m’avait démontrée que celles qui se nouaient tôt survivaient aux frasques de la vie. Mon amie Lili avait donc pris nos deux cailloux sous sa responsabilité et avait posé des congés pour les garder. Nous les avions laissés le samedi après-midi, avec la perspective de décoller le dimanche matin pour Abu Dhabi. Une destination autorisée par l’Etat pour la simple et bonne raison que leur pays était précurseur en matière de permis d’enfanter.

Nous étions partis le lendemain à l’aube pour embarquer dans un AirFLY B410 tout confort où nous avions chacun pour nous distraire une tablette 3D pour visionner trois années de cinématographies ratées pour cause de parentalité intensive.

Il y aurait tant à dire et tant de choses à retenir sur la ville de Dubaï. Mais la plus importante, celle qui a marqué notre séjour, fut le souk de l’or où l’on peut acheter à des prix les plus bas du monde des bijoux somptueux. C’était le dernier jour de notre escapade et le guide avait choisi de garder le meilleur pour la fin. Après avoir eu les conseils d’usage, il avait lâché le groupe de touristes que nous étions dans cette immense forteresse d’Ali Baba. Ulrich ayant un tropisme avéré pour les serrures, chercha une boutique très spécifique. Partout où nous allions, il fallait toujours visiter le magasin de bricolage, la cordonnerie, ou les magasins de bijoux. Il était fasciné par les serrures et les clés. Surement parce que les deux s’emboitaient. A vrai dire, j’avais cherché vainement une explication métaphorique comme « il cherche à percer la clé du mystère » « il verrouille tout » ou « je suis sa serrure et il est ma clef », mais Ulrich restait un être énigmatique. Je l’acceptais. A Dubai, il y avait tant de boutiques, que nous sommes rentrés dans l’une d’elle au feeling. Une devanture qui ne payait pas de mine mais qui vendait des bijoux à taille humaine. Pas de grosses bagouzes, je détestais cela. Nulle protection, nulle caméra ne surveillaient les quantités d’or qui dormaient dans la vitrine. La cité était réellement sécure. Les bagues exposées allaient de 18 à 24 carats. La qualité du travail et… les prix (il faut le dire) nous incitâmes à acheter sur un pur coup de folie nos deux bagues de mariage.

Cinq minutes avant d’entrer dans la boutique, nous ne savions pas encore que nous souhaitions nous marier. Ensemble. J’en avais parlé de temps à autre à Ulrich. J’avais fait des allusions sur mon envie de porter le même nom que celui de mes enfants. Mais aucune promesse de mariage, ni de demande aussi niaise que romantique n’avait pénétré l’esprit de mon (futur) mari.

En sortant de la boutique, nous avions deux bagues en or et un pendentif en forme de clé. J’étais tout simplement ravie et intérieurement je me disais qu’il ne me restait plus qu’à trouver la robe.


Ce voyage m’éloignait de mes soucis de directrice de crèche. Je ne pensais plus à rien. J’étais sur un nuage. Et en plus j’allais me marier !

Le retour fut aussi calme que l’aller. Voyager en B410 c’était comme préférer le bateau de croisière à la barque d’appoint. On sent moins l’agitation des éléments qui se déchainent sous votre séant. L’atterrissage fut parfait et les retrouvailles avec les enfants eurent un gout prononcé de bonheur et d’excitation. Je m’émerveillais de ce qu’ils avaient pu faire avec ma tendre amie. Des crêpes, des jeux de cabane, des balades… Ils avaient été veillés et couvés avec bienveillance. Elle avait caché ses cernes de fatigue avec du fond de teint et avait feint le dynamisme. Je savais que dès que nous aurions fermé la portière de notre voiture, elle serait soulagée. Lili ne montrait rien. Rare les moments où elle s’était confiée sur une difficulté quelconque et je l’en remerciais presque quand elle daignait me faire part des aléas de sa vie.

Après cette parenthèse, il fallait reprendre le chemin du travail. Renouer avec le stress permanent, les agents pas contents, les parents pas contents et les syndicats pas contents. Fallait y aller quoi.

Matelot était désormais seule à la tête du service de l’enfance, et chacun se demandait si le poste de Ouiddir serait remplacé.


Chapitre number 10

« Un travail d’équipe, c’est un ensemble de gens qui font ce que je leur dis. » Michael Winner


Le changement est souvent porté par une personne. L’énergie de cette personne, ces attentes, son charisme peuvent bouleverser un microcosme. Nous étions loin de nous douter à l’époque que le pire était à venir. Le départ de Ouiddir avait fait parler mais les modifications n’avaient pas eu lieu tant Matelot était d’une nature passive.

Cette dernière nous avait décrit Madame Galojoux comme une professionnelle chevronnée, ayant une expérience riche dans le domaine de la petite enfance. Elle était une éducatrice de jeunes enfants âgée de 55 ans. Elle avait dirigé plusieurs grosses structures dans le département voisin et avait mené des politiques de changement comme faire passer des crèches en délégation de service public. D’ailleurs, elle en avait fait sa spécialité. En revanche, elle n’avait jamais passé de diplôme d’encadrement. Elle était cadre B par sa fonction quand nous, les puéricultrices directrices de crèche, nous étions cadre A. Et le fait qu’elle soit recrutée en tant que directrice adjointe à la petite enfance posait un problème à la majorité. Et tout particulièrement à Madame Faidaux qui se sentait régulièrement menacée sur son territoire. Nous ne l’avions encore jamais rencontrée, qu’elle était déjà détestée. La théorie de la machination pointait le bout de son nez. Faidaux disait qu’elle avait été recrutée pour passer les crèches de la ville de Carlin-sur-Marne en DSP (délégation de service public) et faire le ménage. Matelot ne voyait pas l’orage venir. Elle était au contraire très heureuse de nous apprendre qu’elle passait directrice du service et qu’elle serait secondée par Madame Galojoux. A six mois de la retraite, la mairie lui avait fait un joli cadeau. Fini les remarques de Ouiddir à son encontre. Fini les magouilles et compagnie. En plus de tout cela, elle pourrait s’appuyer sur une personne dont elle avait apparemment confiance.

Nous ne savions pas que ce recrutement allumait la mèche d’une organisation dynamitée, que Madame Galojoux nous mettrait chacune sur un siège éjectable et qu’elle serait celle qui appuierait sur le bouton. J’avais du mal à croire Faidaux qui passait son temps à dénigrer, critiquer, toiser, et tant d’autres verbes consistant à mépriser son environnement professionnel. D’un naturel positif, je préférais ma naïveté à l’aigreur permanente. Je me gardais bien de prévenir Julie qui était en arrêt maladie. Elle saurait bien assez tôt qu’il y avait du remaniement dans la ruche.

Son accueil arriva rapidement et Matelot, qui jadis n’orchestrait pas l’intronisation des nouveaux collaborateurs, nous fit la surprise de nous convier à la réunion d’accueil de Mme Galojoux. Je compris assez vite que la réunion avait été arrangée par Madame Galojoux elle-même. C’était une grande dame aux cheveux rouges et au sourire franc. Elle avait une poigne d’acier et vous broyait la main tout en hochant la tête en signe de salutation. Sa tenue était aussi rouge que sa tignasse. Son allure démontrait une confiance et une exubérance à l’opposé de ce que Matelot renvoyait.

Les tables étaient agencées en un rectangle assez large et les cheffes du service présidaient l’assemblée. Je m’étais placée face à nos interlocutrices et était assise à côté de Karine Joncourt, devenue au fil des mois, un peu plus proche de moi. Nous nous confions sur nos impressions, sur nos déboires de personnel récalcitrant et puis nous aimions discuter de notre vie personnelle. Elle vivait en concubinage et avait 3 beaux enfants. Il me semblait qu’elle avait une vie idéale. Je me sentais bien avec elle car elle disait tout haut ce que la plupart pensait tout bas, elle était notre porte-parole et passait très bien auprès de Matelot. Mieux que Madame Faidaux qui agressait perpétuellement ses interlocuteurs.

Madame Galojoux attendait sagement l’introduction de Matelot qui ne venait pas. Nous trépignions chacune sur nos chaises. Micheline, dont le téléphone portable se mit à sonner, ne se gêna nullement pour répondre. Elle ne prit pas non plus la peine de sortir pour continuer sa conversation téléphonique. Nous profitâmes donc de ce moment pour apprendre que son cours d’art floral du mardi suivant serait annulé et qu’elle irait voir « mémé » à la place pour lui porter ses melons. C’était génial, nous avions tous l’impression d’y être. Excepté que Madame Galojoux montrait des signes d’impatience en asticotant les grosses breloques qu’elle portait autour du cou. Elle souhaitait clairement entamer son discours inaugural et Matelot n’intervenait pas. Au lieu de cela, elle se cachait derrière son ordre du jour, les joues en feu. Je crois que c’est à peu près ce jour-là que Madame Galojoux prit officiellement Micheline en grippe.

Celle-ci raccrocha, ne s’excusa pas et croisa les bras comme pour dire « bon, ça commence ? ».

Matelot bafouilla une phrase inaudible puis Madame Galojoux prit une grande inspiration et se lança :

« Tout d’abord je voulais vous dire que j’étais extrêmement heureuse d’être parmi vous, Madame Matelot m’a décrit une équipe dynamique et sérieuse… » (elle haussa le ton de sa voix sur le mot sérieuse et fusilla Micheline du regard)

« J’ai à cœur de me présenter et de vous décrire mon parcours professionnel. J’espère que j’aurais l’occasion également de vous connaitre … »

Et blablabla. Avec Karine, nous nous regardâmes en haussant les sourcils. Loin d’être dupes, les autres directrices toisaient la nouvelle recrue, l’accueil était glacial.

« La clef de la réussite dans une collaboration, c’est l’écoute et la communication. Je me montrerais donc disponible, enfin à certaines heures bien définies car il faut quand même que je puisse travailler… »

Virginie Lavoisier et Alicia Bontemps s’échangeaient des regards à chaque phrase et esquissaient des sourires en coin quand les directrices de la crèche familiale étaient le nez dans leurs agendas. Elles avaient toujours mieux à faire que d’écouter ce qui se déroulaient dans le service. J’avais constaté que certes il y avait les retards fréquents alimentant leur je-m’en-foutisme mais aussi une complète désinvolture à l’égard des convenances. Tout ce qui les intéressaient étaient en relation avec la crèche familiale. Le reste, c’était de la littérature. Leur effort pour rester en marge de l’équipe était prodigieux. Alors que Madame Galojoux redoublait de superlatifs pour capter son auditoire, Catherine et Emilie organisaient leurs rendez-vous respectifs. La nouvelle adjointe du service petite enfance finit par annoncer :

« Pour conclure, j’aimerais vraiment visiter chacune de vos structures. Voir comment vous fonctionnez. J’aimerais aussi vous accompagner lors des entretiens d’accueil en Mairie quand les parents demandent une place en crèche. Cela me permettra de voir ce qui peut être amélioré… »

Mais il n’y avait rien à améliorer. Tout était parfait. L’équipe du service petite enfance fonctionnait ainsi depuis plus de 20 ans voire 30 ans. Cette petite phrase avait mine de rien saisi le parterre de directrices. Madame Faidaux écarquillait les yeux en cherchant nos regards respectifs. Micheline se grattait le bas du collant au niveau de la cheville, Alicia et Virginie avaient froncé leurs sourcils et Karine m’avait donné un coup de coude que j’avais bien senti passer.

Pas de doute, chacune avait manifesté à sa façon son émoi.

Un silence s’installa. Madame Galojoux crut bon d’ajouter :

« Y a-t-il des questions ? vous savez je ne mords pas. ». Elle rit de son effet, effet qui fit « plouf ».

Le malaise était si pesant que j’esquissais un signe de la main pour prendre la parole. Je n’avais pas encore le début ni la fin de ce que je souhaitais dire mais il fallait dire un truc. Pour sauver notre collectif, on ne pouvait pas lui réserver cet accueil qui était franchement un désastre de bout en bout.

« Bonjour… merci pour votre présentation. Je suis Amélie, de formation puéricultrice. Sachez que vous êtes la bienvenue pour visiter la crèche Piaget situé dans le quartier des Ormes. C’est une crèche de 70 berceaux. J’avais juste une petite question concernant votre parcours. Vous nous avez dit que vous étiez directrice de crèche au département, comment les nouvelles demandes étaient-elles traitées ? »

Je ne m’en étais pas si mal sortie. Savoir ce qu’elle faisait auparavant nous permettrait de savoir ce qu’elle espérait changer ici. En général, on calque ce qu’on a connu et vécu. Madame Galojoux se fit un plaisir de répondre alors qu’un large sourire se dessina sur son visage.

« Nous faisions une réunion par mois pour informer globalement les familles, la réunion se déroulait au niveau de l’hôtel de ville. Comme ça chacune recevait le même message, … »

Elle continua de nous expliquer son expérience et nous sentions que cela constituait une fierté puisque ce projet antérieur avait vu le jour grâce à son travail. Elle semblait déterminée et rien ne pouvait ou ne pourrait l’empêcher de mettre à exécution ses projets pour la ville de Carlin-sur-Marne. Pas même Matelot qui s’était effacée du champ à mesure que la réunion s’était écoulée. A tel point que le mot de la fin fut donné par Madame Galojoux qui semblait exaltée par sa prestation du jour.

Il est vrai qu’elle n’aurait pu nous reprocher notre manque d’écoute. Même les directrices de la crèche familiale avaient fini par se sentir concernées. Ce qui pouvait constituer un exploit, pour une première.

Nous pensions toute que la réunion était clôturée quand Virginie Lavoisier leva la main et dit de but en blanc :

« Vous préférez qu’on vous appelle par votre nom ou votre prénom ? »

Madame Faidaux la regarda tel un OVNI, surprise que Virginie, simple adjointe d’une micro-crèche, puisse intervenir et s’adresser directement à Madame Galojoux. Il y avait toujours cette rivalité dont je ne comprenais ni les tenants ni les aboutissants. Julie, mon adjointe, avait droit à la parole, droit de faire des gardes, droit d’être conviée aux réunions de directrices et Virginie Lavoisier, qui avait le même statut et le même diplôme se voyait régulièrement embarrassée par des obstacles imaginaires.

Madame Galojoux apprécia visiblement la question puisqu’elle proposa que chacune d’entre nous l’appellâmes par son prénom, c’est-à-dire Corinne, et la tutoie. J’en fus la première étonnée. Pour moi, elle resterait Madame Galojoux.

A la sortie de la réunion, il était déjà 12h30 et Madame Faidaux nous pris en otage sur le parvis de la Mairie :

« Alors je peux vous dire qu’ils ont bien réussi leur coup à nous mettre une adjointe comme ça. Elle veut tout révolutionner. Vous allez voir maintenant que Ouiddir n’est plus là, ça va être un souk pas possible. Si ça continue comme ça, je vais demander de partir en retraite illico presto ! »

Madame Faidaux nous servait toutes les semaines qu’elle voulait partir en retraite. Et beaucoup à la mairie nous demandait « alors ? finalement, elle part ou elle part pas ? ». Il faut comprendre que la plupart ne la supportait plus.

Le groupuscule qui s’était formé autour de Madame Faidaux attirait les regards. Elle proposa :

« Vous savez quoi, on se réunit jeudi à la crèche. Il ne faut pas se laisser faire. Parce que là, elle va nous imposer d’arrêter de recevoir les familles en mairie pour faire sa grande réunion et puis après elle va nous imposer de prendre 20% de gamins en plus dans nos crèches, et ainsi de suite. Toutes les manœuvres de Ouiddir pour garantir un service public digne de ce nom, à la poubelle ! Vous allez voir, ils vont nous enlever du personnel ».

Nous étions chacune effrayée de ce que prédisait Madame Faidaux. Et si, elle avait raison ? Il est vrai qu’elle était d’un ordinaire persécuté et que bien souvent il fallait relativiser ses propos. Mais, peut-être était-elle visionnaire ? Karine intervint :

« Jacqueline calme toi, tu t’emportes. Ce n’est pas facile pour elle si dès son arrivée on lui met des bâtons dans les roues. On peut attendre de voir un peu comment ça va se dérouler ».

Karine était la seule d’entre nous à appeler Madame Faidaux par son prénom. C’était aussi la seule à pouvoir la résonner quand elle partait dans ses délires. Micheline ne put s’empêcher de remettre une pièce dans le « juke box Faidaux » :

« Mais si elle a raison. Si on analyse bien son discours, elle n’a laissé aucune place à Madame Matelot et elle a imposé le timing de la réunion. Elle l’a débutée, elle l’a clôturée. Mes chères, prenez garde, car désormais c’est elle qui dirige ! »

Alicia et Virginie restaient spectatrices des échanges jusqu’à ce que Virginie, avec sa gouaille habituelle, intervienne :

« Mais vous ne lui laissez aucune chance. Regardez, elle propose même qu’on la tutoie, je suis sûre que vous vous trompez sur son compte. Alors évidemment, toi, Jacqueline ça fait 20 ans que t’es à la Mairie, donc tu ne supportes aucun changement, faudrait que tout reste figé ! Eh bien non, le monde change, les gens s’appellent avec des téléphones portables et y’en a même qu’ont l’eau chaude, l’électricité et la télé ! Faut l’accepter. Avec vos divagations on va finir par sentir le formol… »

C’était la phrase de trop pour Madame Faidaux. Virginie se permettait de l’appeler par son prénom et elle la décrédibilisait par-dessus le marché. Il n’en fallut pas plus pour que chacune se souhaitent bon appétit et prennent congés.

Madame Faidaux repartait avec un peu plus de rancœur envers Virginie quand je l’entendis prononcer dans sa barbe « Ce n’est pas moi qui divague, c’est l’hôpital qui se fout de la charité ». Je ne relevais pas et traçais ma route pour la crèche. Nous étions désormais plongées dans l’incertitude quant à notre avenir professionnel.

Rendez-vous était pris le jeudi prochain pour établir notre angle d’attaque.