NON CONFORME - LES TRIBULATIONS D'UNE DIRECTRICE DE CRECHE

SYNOPSIS

Carlin-sur-Marne, dans les années 2040. Pour devenir parents, être diplômé et certifié conforme aux attentes de l'Etat est indispensable. Le précieux sésame en poche, vous avez enfin le droit d'enfanter, mais n'oubliez pas que vous devrez vous soumettre aux contrôles de parentalité jusqu'à la majorité de vos enfants. C'est dans un contexte où les permis d'exister se multiplient qu'Amélie, puéricultrice et collectionneuse compulsive de stylographes, prend son premier poste de directrice de crèche. Fonctionnaire en sursis, elle observe avec effarement les changements sociétaux et entre bientôt dans l'œil du cyclone de la privatisation des derniers établissements publics. Son mari, commercial dans une société de pompes funèbres, vit sans grande émotion des déboires professionnels. Comment tirer son épingle du jeu quand l’individualisme prime sur la solidarité ?


Si tu diffères de moi, loin de me léser, tu m’augmentes




Antoine de Saint Exupéry


Chapitre number one

Ajenax-sur-Mer, 16 juin 2050

A peine j’avais franchi le pas de la porte que j’avais une demande particulière. Hors norme en raison du contexte. J’avais besoin d’utiliser ses toilettes. J’étais partie à la hâte du travail pour ce rendez-vous sans penser qu’en raison de la troisième pandémie depuis l’épisode covid19, on ne pouvait plus faire ses besoins où bon nous semblait. L’ostéopathe que m’avait recommandée une amie, faisait apparemment des miracles. J’avais en l’occurrence besoin d’un miracle. Cela faisait plus d’un an que j’étais sous protecteur gastrique et malgré tout j’avais des reflux douloureux et insupportables. J’avais vu pas moins de cinq médecins et spécialistes, j’avais passé une fibroscopie « a capella » (c’est-à-dire sans anesthésie). Le gastro-entérologue m’avait dit à la fin de l’examen « ça surprend hein ? ». C’était plus que de la surprise, c’était un ramonage désagréable et inutile puisque nous ne savions toujours pas pourquoi j’avais ce mal. Alors cet ultime rendez-vous plein de promesses était arrivé. L’ostéopathe m’accueillit avec un large sourire que je ne vis que dans les yeux. Port du masque obligatoire. Elle refusa tout d’abord que j’utilise ses sanitaires et puis au diable les convenances, elle me dit finalement que je serais plus à l’aise la vessie vide.

Je n’avais pas anticipé que je devrais me mettre à nue. A tout niveau. Mes sous-vêtements étaient dépareillés et mes idées en désordre. Allongée sur la table d’examen en petite tenue, elle me demanda la raison de mon mal. Les reflux, elle connaissait. Elle en avait eu en début de grossesse, elle était enceinte et allait bientôt partir en congé maternité. Pour ma part, je n’étais ni enceinte, ni en surpoids, ni fumeuse, ni buveuse, une hygiène de vie presque irréprochable. Elle appuya lentement avec le plat de sa main sur la zone.

- Ah oui ! on sent que c’est dur comme du béton. Vous avez une sacrée carapace. Vous avez une idée du moment où vos reflux ont débuté ?

Après avoir réfléchi un instant, je fis le lien avec une situation dramatique qui m’avait touchée quelques années auparavant.

- Oui… je crois savoir…

- C’est émotionnel… vous savez quand on a des problèmes à l’estomac, c’est souvent qu’on a du mal à digérer un évènement ou une information.

Cette séance débutait sous les meilleurs hospices, je ne me doutais pas qu’elle me ramènerait à Carlin-sur-Marne, là où tout avait commencé.


Chapitre number two

« Être conforme ça forme des cons » Patrick Vernier



Carlin-sur-Marne, septembre 2042

Le gouvernement venait de mettre en place les écoles des parents. En tant que jeune puéricultrice, j’avais tout de suite trouvé cela approprié. Nous ne sommes jamais vraiment prêts à accueillir un bébé au sein d’un foyer. J’étais d’ailleurs maman de deux jeunes enfants en bas âge et en raison de mon statut de professionnel de la petite enfance, j’avais été dispensée de passer le diplôme. J’étais toutefois sujette, comme tout le monde, aux différents contrôles de parentalité qui pouvaient survenir à tout moment par les services de la protection de l’enfance. Notre présidente avait été élue à la suite d’un nombre incalculables de maltraitances au sein des foyers et au ras le bol de la population. Il y avait eu une sorte de prise de conscience, on ne sacrifie pas un enfant. Il représente notre avenir. Notre bien le plus précieux. Là où cela s’était corsé, c’était le caractère obligatoire des écoles de parents pour pouvoir enfanter. Il y avait d’abord eu le passage en force du diplôme après un an d’études pour pouvoir devenir parents. Puis le permis d’être parents à points. Notre pays avait maintenant une politique de natalité proche de l’enfant unique. Tout était devenu contraignant et liberticide.

On pouvait perdre des points bêtement pour avoir emmené son enfant dans un fast-food ou pour avoir posté une photo de lui sur les réseaux sociaux sans son consentement éclairé. La liste des motifs d’infraction était devenue ahurissante. J’étais la première à m’en plaindre. Moi qui étais de la génération Z, je repensais un peu nostalgique, à toutes ces actions de mes parents devenues infractions à la lumière des lois. Il nous arrivait très fréquemment de manger de la pâte à tartiner ou de boire du coca cola, chose qui serait impensable aujourd’hui.

Faire un enfant était devenu pour les couples un parcours du combattant, surtout lorsqu’après avoir fait l’école et verser environ 5000 euros à l’Etat, certains apprenaient leur infertilité. De fait, les services de gynécologie pratiquaient de plus en plus l’étude de la fertilité en amont de l’année d’études. Ces pratiques avaient impacté de manière irréversible le taux de natalité du pays. Le nombre d’enfants scolarisés diminuaient et les fermetures de classe avaient permis de redéployer les enseignants sur des sections dont le nombre d’élèves ne dépassaient pas la quinzaine. Moins d’enfants voulaient dire aussi moins d’allocations familiales à verser, un désengorgement des urgences pour des futilités et aussi moins d’actifs sur le marché du travail ce qui représentait une aubaine pour faire baisser notre taux de chômage. Le gouvernement n’était pas prêt à faire marche arrière.

Mon mari, Ulrich, disait que cette mesure n’allait pas tarder à montrer ses limites. C’était un très bon analyste. Je buvais ses paroles. Il prédisait « Tu verras, les jeunes occupaient jadis des emplois que les anciens ne veulent plus faire. Des métiers rudes. Des petits boulots ingrats. Il sera bientôt difficile de trouver la perle rare de la vendange, à moins d’aller la piocher dans les pays voisins. Surtout que les enfants de parents ayant fait l’école, « la génération A+ » sont davantage instruits et donc moins enclins à se baisser pour ramasser des fruits et légumes ». Il n’avait pas tort.

Je le voyais à la crèche où je travaillais, les parents étaient aisés. Ceux qui avaient réussi le parcours d’avoir un enfant, étaient riches, beaux et cultivés. Il y avait des parents qui refusaient de passer le diplôme ou n’avaient tout simplement pas trouver le financement pour se payer l’année à l’école des parents. Ceux-là, on ne les voyait pas. Les bébés « illégitimes » étaient placés directement à la naissance. C’était une période, il faut le dire, très tendue. Le climat social était détestable. Les internats regorgeaient d’enfants placés dès la naissance. La politique du pays s’appuyait sur notre devise d’égalité pour argumenter le placement, il voulait que ces enfants aient les mêmes chances que les autres. C’est ainsi que le nombre d’avortements avait très largement augmenté avec son lot d’inégalités sociales. En tant que professionnelle de la petite enfance, j’avais pu voir au plus près l’évolution des mentalités et du public accueilli. Je voyais dans ce changement de société un embryon d’eugénisme qui m’avait très souvent affligée.

Ainsi je démarrais ma carrière de directrice de crèche dans un contexte sociétale complexe où il n’y avait guère place à la différence. Je ne me doutais pas en déposant mon sac noir sur la chaise de bureau, lors de mon premier jour à la crèche Piaget, que j’allais vivre un enchainement de situations qui m’amèneraient au désespoir. Au découragement de voir que l’attente de conformisme était de plus en plus présente. Un conformisme extrémiste occasionnant chez les personnes considérées comme déviantes de la souffrance. A travers mon expérience à Carlin-sur-Marne, je vais vous raconter comment tous ces évènements ont pu aboutir au drame. Le drame de plusieurs vies.



Chapitre number 3

« L’intégration est l'opération consistant à adjoindre un élément à d'autres, afin de former une totalité » Durkheim


Ce sac noir, mon mari me l’avait offert en prévision de ma rentrée à la crèche. Je prenais ce poste en étant à la fois fière et pétrie d’angoisses.

Je revenais d’un congé maternité et j’avais passé haut la main les épreuves succédant l’accouchement. J’avais obtenu la note de 162 sur 170 à l’épreuve du bain et de la tétée. J’avais désormais hâte de me remettre au travail après cette longue pause. Il faut savoir que les premiers mois après l’accouchement étaient très encadrés par les services de protection de l’enfance. Tous les mois, j’avais dû me rendre à leur service pour « pointer » et faire le check up d’Alexis, mon deuxième. C’était toujours un stress immense car une seule note sous la moyenne et il pouvait être placé. Mon statut de puéricultrice ne me dédouanait aucunement de ces obligations. De fait, beaucoup de mères sombraient dans la dépression, acculées sous la pression et déjà sujettes au baby blues. Pour éviter cet écueil, j’avais choisi de prendre des cours du soir. Pas question de jouer.

J’avais 28 ans, j’étais encore jeune, patiente et fatiguée par les nuits écourtées des premiers mois de bébé. A cette époque de ma vie, j’avais un attachement aussi particulier qu’inattendu pour les stylos. De fait j’avais dans mon sac noir une trousse fournie de stylographes en tout genre, toute couleur, texturé, brillant, effaçable ou non. Je les collectionnais. Je les subtilisais. Je ne pensais pas à les rendre. Je ne pensais qu’à les prendre. Surement parce que j’adorais écrire. Surement parce que j’avais peur de manquer.

Ce 03 septembre 2042, je fus accueillie par la directrice adjointe, Julie Rosaz. Une quadragénaire pétillante et très apprêtée. Son vernis à ongles était raccord avec ses chaussures de crèche (car en crèche on enlève ses chaussures toutes crottées pour enfiler une paire propre, Julie avait ainsi une paire pour chaque tenue) et ses chaussures de crèches étaient en accord avec sa jupe cintrée. Je n’évoquerais pas les bijoux et autres accessoires qui eux aussi étaient accordés la plupart du temps avec l’ensemble de sa tenue. Elle avait ce souci du détail qui faisait d’elle une personne sympathique mais agaçante. Car sa perfection mettait inexorablement en valeur les imperfections de ceux qui l’entouraient. Enfin, surtout les miennes. Je n’ai jamais vraiment été coquette, en tout cas jusqu’à un certain point. Je peux tout à fait porter des claquettes avec des chaussettes. Et le gouvernement en place n’a pas encore mis en place un code vestimentaire obligatoire pour les parents, alléluia ! En outre mes ongles ne supportent pas le vernis et mes cheveux sont assez jolis au naturel. Ceux de Julie étaient noirs, lisses et coiffés au carré. Ils ne souffraient d’aucun cheveu blanc. Ce jour-là, son accueil fut extrêmement chaleureux, son sourire mettait en confiance le plus réservé d’entre tous.

Ma première action de directrice ne tarda pas. Le médecin qui effectuait ses visites médicales d’admission ce matin-là vint me chercher pour m’exposer un problème de la plus haute importance : le pèse-personne ne fonctionnait plus, il était expressément demandé de pouvoir travailler dans des conditions convenables. Ce que je comprenais tout à fait. Je pris donc la décision solennelle d’acheter un nouveau pèse-personne. Sans avoir consulté le budget alloué restant, ni vérifié si les piles étaient défectueuses. Mais cette première décision fit mouche : de la réactivité et une considération pour les requêtes des professionnels. Ma bonne intégration tint à peu de choses. Je me souviens que cette première semaine fut l’occasion de faire connaissance avec les professionnels : auxiliaires de puériculture, éducateurs de jeunes enfants, titulaires du CAP petite enfance, psychologue, agents d’entretien. Il y avait beaucoup de monde qui gravitait autour des enfants. 70 au total. Nous étions une grande entité. Une usine à bébés. Et des bébés de qualité puisqu’ils étaient de la génération A+.

Au bout d’une semaine, j’animais ma première réunion de présentation en soirée. Un stylo à la main, pour me détendre face à un auditoire empli d’attentes. Je me souviens y être allée un peu fort. Après avoir présenté mon parcours, j’annonçais :

- Alors maintenant je vais vous donner les règles de base. Le matin, on arrive à l’heure. Si tout le monde arrive à l’heure, alors on est gagnant. Dix minutes de retard ça vous parait insignifiant mais si on multiplie dix minutes par les cinq jours de la semaine, ça fait 50 minutes où vous n’aurez pas travaillé pendant que vos collègues encadrent les enfants. C’est la base. Ensuite, les téléphones portables sont interdits en section. Je vous signale que l’Etat lui-même interdit les smartphones aux parents, ce n’est pas pour que nous en amenions à la crèche. Certes, il y en a parmi vous qui n’ont pas encore d’enfants, mais je ne rappellerais pas cette règle.

Et j’énumérais ainsi une liste de course très rigide et très descendante. Lorsque je clôturais : « avez-vous des questions ? », chacun ou plutôt chacune regarda ses pieds. Une équipe entièrement composée de femmes. Pas une pincée de testostérone pour assaisonner ce microcosme frisant à bien des égards l’hystérie féminine. Les professionnelles rentrèrent à l’heure dans leur foyer. J’entendis uniquement une auxiliaire dire à sa collègue Séverine « et ben on ne va pas se marrer tous les jours ».

Si je voulais les impressionner avec cette première réunion, cela m’avait couté. Des plaques rouges avaient fait leur apparition sur ma poitrine. Peu sûre de moi, j’avais choisi l’option « asseoir mon autorité » plutôt qu’être à l’écoute de leurs attentes. Après tout, eux aussi étaient angoissés à l’idée d’avoir une nouvelle directrice. Mes aïeux disaient « on sait ce qu’on perd mais on ne sait pas ce qu’on retrouve ». Leur ancienne directrice avait quitté le navire pour une région plus champêtre. Elle était regrettée par la plupart. Elle avait eu des arrangements avec les uns et des compromis avec les autres. Les uns et les autres réalisaient ainsi qu’ils allaient perdre le bénéfice de tous ces accords au renouvellement jadis tacite. Et cette réunion n’avait pas rassuré leurs craintes, bien au contraire.

Le lendemain, c’était mon deuxième baptême du feu : la première réunion au sein de l’équipe de directrices de crèche. Je demandais à Julie qu’elle me donne un aperçu du caractère de mes futures collègues. Elle s’y refusa « tu verras, tu te feras ta propre idée ».

Alors je me fis ma propre idée.

Autour de la table se trouvaient Madame Matelot, la responsable adjointe du service petite enfance. Elle aimait les stylos simples. Ceux fournis par la mairie. Quand elle m’avait reçu pour mon embauche, je l’avais trouvé hésitante, finissant rarement ses phrases, s’empourprant à la moindre émotion et s’agaçant pour des petites choses et des trois fois rien. Aujourd’hui, régnant sur son équipe de directrices de crèche, elle était égale à elle-même. Elle ne marqua pas mon arrivée comme un manager pourrait le faire en souhaitant par exemple un bon accueil, une longue vie ou tout autre phrase de bon augure. Elle bâcla ses formalités au profit d’un ordre du jour un peu terne et sans dynamique. En revanche, les directrices de crèche étaient plus animées. Il y avait la charismatique Madame Faidaux, qui était la seule à se faire appeler par son patronyme. Elle avait un stylo plume noir orné de dorure. Je n’aurais pu dire si c’était du toc.

Madame Faidaux avait un avis sur tout, et souvent cet avis primait et fixait le dernier mot d’une séance. Fréquemment basé sur un principe de précaution, ses propos étaient pris très au sérieux par l’assemblée car elle était la plus ancienne (près de 20 ans au service de la ville), elle avait en outre le prestige de diriger la plus belle structure de Carlin-sur-Marne située à deux pas de la Mairie. Une vitrine. Les jardins de sa crèche étaient toujours resplendissants, pelouse taillée aux ciseaux, grillage, haie, bordures, portail : tout était au poil. Le moindre accroc pouvait provoquer son courroux. Elle était connue pour sa sévérité et son extrême rigueur. Personne n’osait se frotter à Madame Faidaux. Personne n’osait la contrarier. Si Madame Matelot essayait d’imposer une idée et que Madame Faidaux n’avait pas donné son aval, nous pouvions être certains que l’idée ne serait pas validée. Et il en était ainsi depuis toujours. A se demander pourquoi le poste de directrice de la petite enfance avait été proposé à Madame Matelot, collègue de Madame Faidaux depuis de nombreuses années. La raison était toujours la même dans les grandes administrations. On prend en général ceux qui ne font pas de vagues, ceux qui sont prêts à accepter les décisions sans trop poser de questions. Une tranquillité qui n’aurait pas été de mise sous le règne de Madame Faidaux. Matelot réfrénait tout de même ses ardeurs et faisait tampon entre elle et la direction. Pas de vague. Pas de houle. Pas de tremblements. Juste le ronronnement d’une machine bien huilée qui n’avait pas changé ses rouages depuis des années. Je ne savais pas encore que j’allais assister au plus grand bouleversement de la planète Carlin-sur-Marne et que j’allais moi aussi faire les frais de cette tempête.

Autour de la table se trouvaient également Alicia Bontemps et son adjointe Virginie Lavoisier, qui formaient un duo discret à la tête d’une micro-crèche du centre-ville. Stylos en vrac. Pas de bouchons. Alicia parlait peu et se laissait parfois déborder par les remarques intempestives de son adjointe. Les regards en biais en disaient long sur l’agacement d’Alicia mais un lien semblait les unir. Quand on arrive dans une équipe, on ne peut qu’écouter ses sens. Ses sensations imperceptibles qui vous font dire qu’il y a des secrets qui lient les personnes, les rendent dépendantes affectivement l’une de l’autre. La complicité n’était pas aussi évidente que pour deux amies qui rient ensemble des mêmes boutades. Je dirais qu’il y avait plutôt quelque chose de grave qui liait ses deux personnes sur le plan professionnel. Je ne découvrirais que plusieurs années plus tard ce qui m’avait sauté aux yeux les premiers jours de notre collaboration. Cet étonnement, le tout premier, celui qui éveille une curiosité et qui disparait avec les habitudes, aurait dû me questionner davantage.

Etaient arrivées en retard à la réunion Catherine Julien et Emilie Rosenberg, les responsables de la crèche familiale. Leur retard n’étonna personne. Sauf moi. Je m’attendais à une remarque de Madame Matelot mais elle feignit l’indifférence. Madame Faidaux les toisa du regard. On sentait que le pouvoir n’était pas là où il devait être. Elle dit tout bas à sa collègue de droite « comme d’habitude c’est la crèche familiale qu’on attend… ». Catherine et Emilie ne pipèrent mot et s’empressèrent de déballer leurs affaires pour se donner une contenance. Une petite trousse de stylo pour chacune. Un vrai binôme. Catherine, l’agenda grand ouvert, enfila ses lunettes et pinça ses lèvres. Elle avait certainement une demande à faire. On pouvait déceler chez elle une impatience. L’impatience d’un enfant. Elle était maigre et petite. Elle ne devait guère manger à sa faim, pensais-je. Au moment même où je formulais ses hypothèses intérieures, elle sortit de sa sacoche de travail, un sachet de Gaviscon. Un médicament anti-acide. Elle l’engloutit. Elle avait visiblement des soucis de santé et démontrait qu’il ne fallait pas venir la chatouiller, aujourd’hui même. Madame Matelot s’abstint de toutes réflexions. L’attitude revêche de Catherine limitait les attaques à son encontre. Pendant longtemps, je garderais mes distances avec elle. Emilie, son adjointe, avait l’air plus doux. Plus accessible. Elle m’adressa un regard en coin interrogateur. Je répondis à son regard par un sourire et dis tout bas « bonjour, je suis Amélie, la nouvelle directrice de la crèche Jean Piaget » « ah d’accord, moi c’est Emilie, de la crèche Fa ». Top. Un visage sympathique. C’est important quand on arrive de repérer les éléments un peu amicaux. Susceptibles de vous donner un coup de pouce ou tout bêtement susceptible de vous prêter une oreille attentive. Ou un stylo.

J’étais entourée de Julie Rosaz, ma fidèle adjointe, qui avait des stylos très fun, presque accordés à sa tenue, et Karine Joncourt qui était directrice d’une micro-crèche en périphérie. Plutôt ronde avec le visage émacié, elle affichait une discordance intrigante. Madame Matelot lui adressa un commentaire en début de réunion qui m’avait indiqué qu’elle avait fait une chirurgie de l’obésité quelques mois auparavant : « faut arrêter de maigrir maintenant » lui avait-elle dit. Si Madame Matelot n’avait aucune autorité sur son groupe de directrices, elle n’en demeurait pas moins désagréable. Elle avait peur de quoi ? Assez étrangement, les personnes qui réussissent leur régime, provoquent souvent des réactions de jalousie de la part de leur entourage. Comme si être entouré de gros était rassurant pour soi-même. Comme si on conservait une supériorité de masse. Un pouvoir de l’image. Chacun y va de son commentaire, bienveillants ou non « il devrait faire un régime, ce n’est pas bon pour sa santé, attention aux coronaires, pas facile pour se déplacer ». Le jour où la transformation s’opère, c’est un psychodrame. Il maigrit trop, trop vite. Il a changé. Ce n’est plus lui. Où est celui qui nous rassurait sur notre propre corpulence ? Finalement ne devrions-nous pas nous même faire un régime ? Qu’est devenu notre point de comparaison. L’identité en péril, un film où tous les bouleversements psychiques se matérialisent au travers de petites remarques assassines dont Karine fit les frais ce jour-là. Je la trouvais belle. Un visage certes émacié, mais beau. Blanc comme neige, une blondeur immaculée. De jolies rondeurs. Et surtout, une gentillesse, une douceur, un ange. Elle n’avait pas de stylo pour prendre des notes à la réunion. Je lui en prêtai un, sans hésiter.

Pour terminer ce tableau de directrices de crèches, il ne manquait plus que Micheline Beautant, une exubérante infirmière cadre de santé. Elle se démarquait non pas par son diplôme (nous étions toutes infirmières puéricultrices), mais par sa personnalité légèrement en décalage avec nous toutes. Elle sortit un crayon père noël. Une grosse tête de papa noël en plastique était juchée sur son crayon. Je m’aperçus vite qu’elle avait l’art d’être à contrepied de chaque proposition. Chaque discussion. Chaque avis. Cherchait-elle à attirer l’attention ? A marquer sa différence ? Elle nous montrait qu’elle savait. Elle avait un savoir managérial lié à l’école des cadres de santé, mais il lui manquait un je-ne-sais-quoi qui ne collait pas avec l’image du parfait manager. Peut-être s’agissait-il de l’intelligence émotionnelle ? Je n’arrivais pas à décrypter ce que cette personnalité insolite dégageait.

Nous étions à peine sortis de cette réunion où les points suivants avaient été abordés : travaux, recrutement, mouvements de personnels, vacances (sujet sensible ayant suscité remous et revendications silencieuses), que Micheline m’alpaguait pour se présenter plus amplement. Tout en remontant sa jupe au-dessus de sa corpulente cuisse, elle me dit « tu sais on peut se tutoyer ». Elle tira largement sur son collant, qui avait dû glisser le temps de la réunion. Ce mouvement aussi inélégant que singulier me fit penser que les présentations étaient établies et qu’en effet, après avoir vu son entre jambe, nous pouvions nous tutoyer.

Les plus belles années débutaient jusqu’à l’essoufflement. Catherine, Emilie, Julie, Karine, Micheline, Alicia, Virginie, Madame Faidaux, Madame Matelot, moi-même. Je n’imaginais pas que cinq ans plus tard nous ne serions plus que trois. L’organisation ayant chassé, mais aussi tué.


Chapitre number 4

« La rumeur est la fumée du bruit » Victor Hugo


Carlin-sur-Marne, Octobre 2042

Mon quotidien autour de la crèche s’articulait assez bien. Jeune maman de deux bambins vifs, joyeux et turbulents, le travail prenait parfois des airs de refuge. La « grande » Laura avait trois ans et elle s’était parfaitement adaptée au nouveau rythme de l’école. Une petite blondinette qui avait le sourire charmeur et qui avait réussi à séduire sa maitresse. Elle cochait toutes les cases lors des évaluations de compétences maternelles. L’étape de la petite section de maternelle était pour son père et moi une affaire classée. Pour le petit dernier, j’avais eu plus de mal à me détacher. Il était né avec une légère prématurité et souffrait de problèmes digestifs. J’avais donc une nette tendance à le surprotéger. Ce n’est pas l’assistante maternelle en charge qui démentirait. Elle avait pris peur lors de notre première rencontre car elle aussi devait souvent rendre des comptes à la protection de l’enfance. J’avais mis en avant les multiples difficultés vécues et multiples précautions à prendre pour protéger le divin enfant. A tel point qu’elle s’était imaginé une maladie grave pour cette chère petite tête blonde. On pourrait admettre que pour la plupart des mères, les problèmes digestifs font partie des maladies graves tant ils impactent grandement la qualité de vie du nourrisson et de ses parents. Nuits écourtées, pleurs répétés, déprime, sentiment d’impuissance… Alors l’assistante maternelle, qui s’appelait Maria, faisait dormir le lutin dans le salon afin de pouvoir le couver. Il en était ainsi de ce petit père qui mis à part sa pseudo « maladie grave » avait le sourire facile.

Je travaillais à cinq minutes à pied de la maison. Nous habitions un quartier plutôt pavillonnaire, jouxtant l’une des cités les plus chaudes de la ville de Carlin-sur-Marne. Bourgade de bientôt 50 000 habitants dirigée par un maire socialiste préférant la place Vendôme à Juvion comme lieu de résidence. Il était déposé chaque matin par son chauffeur.

On avait rapidement noué des relations avec nos voisins. Tous étaient du cru (ou du coin). Il y avait Marcel, notre voisin de gauche qui avait une vie plutôt intrépide. On le voyait partir à la nuit tombée avec son arc et ses flèches dans le dos… comme s’il allait chasser. En réalité, il allait au gymnase de Carlin-sur-Marne pour y pratiquer son activité favorite, le tir à l’arc. Avec sa femme, ils s’étaient mis au bio et nous parlaient à l’envie d’études qui déconseillaient de boire du lait, des boissons chaudes et du blé nain. Un type de blé génétiquement modifié pour concentrer d’importantes quantité de gluten. Avec mon mari, on buvait leur parole. Mais nous n’étions pas prêts à passer le pas. On pensait surtout qu’ils faisaient partie, elle et lui, d’une secte sur l’alimentation. Ce n’était pas possible autrement. A chaque fois qu’on les croisait, on y avait droit. On aurait pu penser qu’ils avaient un produit à placer, un truc à nous vendre. Non, même pas. La conviction, la bonne parole à diffuser, bref un truc angélique les animait et les poussait à nous parler de cette satanée alimentation. Je vous avoue que bon nombre de fois, Marcel m’a fait peur. Quand il ne regardait pas sa montre en début de conversation, ce n’était pas bon signe. Ça voulait dire qu’il avait tout son temps. Et moi, j’avais Alexis encore tout bébé qui pleurait derrière la porte ne comprenant guère pourquoi je ne revenais pas d’être allée porter la poubelle. Laura pleurait de voir son frère pleurer, l’émotion étant hautement contagieuse. Et Marcel restait impassible, il continuait à me parler des dépôts ou des adhérences dans l’intestin et de nouvelles techniques censées purger notre corps. Tout un poème. Je finissais par clore le soliloque en prétextant une vie de famille bien remplie ou la menace d’une sanction par la protection de l’enfance si je ne répondais pas aux pleurs de mes enfants. La réalité en somme.

Et puis il y avait notre voisin de droite, Mohamed. Chef d’une tribu de 5 enfants. Il frappait sur sa femme régulièrement. J’avais appelé les flics une fois, alors qu’ils étaient en train de se chamailler sur la terrasse, elle avec une chaise dans les mains prête à l’abattre sur lui comme on abat un marteau sur un clou. Ça criait, ça hurlait. On m’avait répondu assez sèchement « ça ne vous arrive jamais de vous engueuler avec votre mari ? » « Si, mais… pas comme ça… ». Si les policiers avaient donné leur bénédiction alors qu’on les laisse s’entretuer.

Le reste des voisins, nous ne les connaissions que peu, nous nous croisions « bonjour, bonsoir ». Je faisais parfois la connaissance d’un voisin qui sortait du bois pour me demander une place en crèche. C’était pour moi rédhibitoire. Venir me déranger en soirée alors que j’avais ma robe de chambre sur le dos et quémander la place comme on quémande un bout de pain. Sans façon. Il est admis que lorsque vous dirigez une crèche et que la moyenne d’âge des propriétaires de votre quartier tourne autour de la trentaine, vous soyez repéré. Vous avez un peu plus d’amis que d’ordinaire.

Au travail, les professionnels commençaient à s’habituer à moi. Ou bien c’était l’inverse.

J’avais décelé dans l’équipe des tensions entre plusieurs professionnelles. L’une s’appelait Josette et me faisait de sacrées courbettes. Je n’étais guère dupe à ce petit manège de séduction et me demandais ce qui pouvait bien se cacher derrière ce jeu de faux-jeton.

Puis le vent des rumeurs m’a rapporté la légende de Josette. La légende disait que Josette, qui habitait dans le quartier de la crèche, venait en douce le soir laver ses couettes et ses coussins dans la grosse machine à laver de la structure. La légende disait aussi que Josette avait harcelé le pauvre cuisinier, qui s’en était allé. La légende disait enfin que Josette n’était pas très bientraitante avec les enfants mais que lorsque les responsables étaient là, elle tenait un tout autre discours, une toute autre posture. La légende de Josette me laissait songeuse. En tout cas, des tensions étaient perceptibles entre deux « clans ». Le clan de Josette, qui par ses manœuvres de séduction avait réussi à mettre dans sa poche les déçus, les oubliés. Ceux qui avaient reçu un blâme, ceux qui étaient revendicatifs, ceux qui n’appartenaient à aucun clan et qui s’étaient laissés appâtés par les petits gâteaux (accompagnés d’un petit mot) laissés ostensiblement par Josette au-dessus de leur casier.

Et puis il y avait le clan de Séverine. C’était une professionnelle haute gamme. Toujours à l’heure. Toujours présente. Un stylo vert pour noter les pipis-couches, un stylo rouge pour noter les grosses commissions, le bleu étant réservé aux anecdotes. Elle pouvait prendre charge un groupe d’enfants conséquent sans faillir à son organisation. Rigoureuse. Un poil psychorigide mais rigoureuse. Les parents accrochaient… ou pas. La psychorigidité a parfois ses failles quand il s’agit de faire une dérogation à ses principes (pour arranger une famille par exemple). En revanche sa loyauté lui valait l’estime de ses pairs. Et la mienne. Je savais que je pouvais compter sur elle. C’est d’ailleurs une des premières à qui je confiais une tâche de la plus haute importance : la gestion du stock de lait. Car le lait c’est le centre névralgique de la crèche. C’est la BASE. Au même titre que les couches. Si le stock est vide, on est dans de beaux draps. Comme disait ma grand-mère. Séverine avait donc toute ma confiance pour gérer ce poste et elle remplissait sa mission à merveille.

Mais l’idée d’avoir deux clans à la crèche ne me plaisait guère. J’avais comme une sorte d’idéal pour la structure où chacun avait sa place et s’entendait avec tout le monde. Cette utopie vient très certainement d’un fantasme infantile qui veut que peu ou prou on s’attache à ce que les parents s’aiment pour toujours. Et qu’il en soit ainsi. Dans cet esprit, j’organisai une réunion entre les deux clans le mois d’octobre suivant mon arrivée. Il y avait urgence, j’avais tant de projets pour cette crèche, qu’une alliance devait se créer.

Lors de cette réunion, je conviai le psychologue qui avait très certainement les clefs pour dénouer le nœud du problème. Du moins le pensais-je.

Pour l’occasion, je m’étais armée d’un stylo renforcé d’une gomme agrippante. C’était le minimum. Tout le monde se dévisageait du regard mais n’osait ouvrir la bouche. Il fallait que je brise la glace et donne la raison de cette réunion si peu conventionnelle. « Il y a des tensions entre vous et je souhaite qu’on en parle afin que nous puissions tous collaborer du mieux possible ». Bam. Les pieds dans le plat. Je n’avais pas tourné autour du pot. Je ne sais pas faire.

« J’aimerais, Josette, que vous nous disiez pourquoi vous avez de l’animosité envers Séverine

Josette était trop heureuse qu’on lui cède la parole :

- Bah c’est simple, quand l’ancienne directrice est partie, on a donné la référence de la crèche à Séverine. Alors que je suis auxiliaire de puériculture de 1ère catégorie. Donc normalement, j’aurais dû avoir la référence …

Le pouvoir. Principale cause de dissensions dans une équipe.

Séverine la coupa :

- Enfin, je ne suis pas responsable de ça ! C’est Madame Matelot qui m’a nommée référente avec Mireille. On n’a rien demandé. Et puis c’est du boulot, faut pas croire.

- N’empêche que vous avez eu la référence et que ça a été très compliqué pour nous de vous avoir comme référentes.

Josette marqua une pause et argumenta :

- Vous faisiez des petites réunions dans le bureau avec Madame Matelot et on ne savait jamais ce qui se disait dans ces réunions. Vous étiez détachées pendant que nous, on bossait avec la ribambelle de gamins.

- Madame Matelot nous disait d’être discrètes sur ce qui se disait à cette réunion.

- Oui donc comprends bien qu’on pouvait tout imaginer. Y’avait les bons… et les mauvais !»

Détenir l’information. Une autre forme de pouvoir.

La gomme de mon stylo était déjà déchiquetée. Je sentais que le dialogue m’échappait. Je me permis de prendre la parole avant que cela ne vire au règlement de compte. Le psychologue restait placide et quasi-indifférent à ce qu’il se jouait. Je prenais conscience que lors du départ de l’ancienne directrice et ce pendant 18 mois d’absence, il y avait eu des glissements de tâche et surtout de la jalousie. Je comprenais mieux pourquoi les relations n’étaient pas au beau fixe entre le clan de Josette et le clan de Séverine.

- Nous sommes d’accord que cette situation s’est envenimée à partir du moment où l’une d’entre vous a été nommée référente.

- Oui

- Mais vous ne vous êtes pas nommée toute seule

- Non

- Alors pour moi, le problème vient de plus haut. Chacun reprend sa place. Il n’y a plus de notion de référence étant donné qu’il y a désormais une directrice. Je ne vous demande pas de vous sauter dans les bras l’une de l’autre mais de travailler en bonne intelligence et ce dans l’intérêt des enfants.

S’en était suivi des flopées de bonnes résolutions, celles qu’on prend en général au nouvel an. Des promesses d’entente cordiale qui montraient faussement l’envie d’arranger les choses. Cinq ans plus tard, la situation resterait la même mais au commencement de ma prise de poste j’avais très envie de croire à cette réunification Koh-Lantesque.

Alors que les professionnels de la crèche commençaient à montrer chacun leur trait de caractère, j’étais pour ma part testée par Madame Faidaux, ma collègue directrice. Elle appelait Julie, mon adjointe, à la crèche et lui demandait avidement des détails sur mon intégration. Julie me répétait l’empressement de Madame Faidaux à connaitre mon aptitude à m’adapter au sein de la structure. Ces questionnements étaient de l’ordre de :

- « Mais elle n’est jamais absente ? elle a quand même deux enfants en bas âge ??

- Ben, non elle est toujours là.

- Et entre vous deux, ça va ?

- Ben, oui tout va pour le mieux. »

Le fait est que la nourrice d’Alexis s’occupait parfaitement de lui. Il n’avait pas même un rhume à mettre en avant pour passer plus de temps avec sa maman. Laura, quant à elle, était à l’école maternelle et si elle se retrouvait souffrante, j’avais par chance la famille qui me permettait de montrer l’exemple au travail. La déception de Madame Faidaux était grande, il n’y avait pas un ragot pour alimenter ses journées. Elle ne s’imaginait pas que quelques mois plus tard, elle regretterait ces moments de calme, ces moments de grâce.


Chapitre number 5

« Quand on éduque une femme on forme la société, quand on éduque un homme on forme seulement un individu. » Proverbe arabe


Avec Julie, nous formions un bon binôme. Elle était plutôt douée pour les relations humaines et gérait le contact avec les familles quand de mon côté je gérais l’équipe de professionnels. Mais il faut l’admettre : recevoir les familles à la crèche était une des missions que je préférais. Le contact humain vaut mieux que tous les antis dépresseurs. Des tranches de vie qu’on partage, des mots à la volée, une ambiance conviviale qui confère à la crèche son statut de deuxième maison pour eux, comme pour nous, professionnels de la petite enfance.

Dans mes bons souvenirs, il y avait la famille de 6 enfants dont des triplés (les parents avaient décidé de faire un petit quatrième qui s’était transformé en 4-5-6). Lorsque je les reçus pour la première fois en entretien d’accueil, je leur avais demandé comment s’était déroulée la grossesse :

« Mal… ils n’étaient pas voulu »

« Ah… c’était un accident ? »

« Pour des triplés ce n’est plus un accident, c’est un crash ».

Alors que la politique de natalité s’était durcie, ils m’expliquaient comment ils avaient frôlé le placement de leurs trois derniers en raison de leur épuisement moral. Finalement il y avait eu une injonction du juge des enfants pour que leurs triplés soient accueillis la journée en crèche afin qu’ils soient sous le regard de professionnels. Cette mesure avait été certes un soulagement pour les parents mais venait remettre en cause leur parentalité, leur manière d’agir et d’élever leur progéniture alors qu’ils avaient réussi haut la main l’éducation des aînés. Je ne pouvais m’empêcher de me mettre à leur place. Nous avions tous la crainte du placement. Aussi, les soutenir faisait clairement partie de mes missions. Je les voyais le matin avec une tête des mauvais jours, pas réveillés, ensuqués, cherchant vainement une autorité cachée pour interdire à l’un des triplés de monter sur le pouf de déchaussage avec ses chaussures. Pour eux, je redoublais de sourires et d’attentions. D’autres auraient été les premiers à dénoncer la fatigue persistante de ces deux braves parents tant notre société interdit toute forme de faiblesse. D’ailleurs, beaucoup ne supportait plus cette atmosphère délétère, si bien que le taux de suicides s’accroissait d’année en année. Dans ce contexte, nous nous étions mise d’accord avec Julie pour rester bienveillantes envers les familles de la crèche et renoncer à devenir les alliées d’un état devenu quasi-totalitaire. C’était une forme de résistance.

Bien-sûr, tous les parents n’étaient pas des anges. Il y avait les parents angoissés à l’idée de laisser leur enfant à la crèche pour la première fois et qui harcelaient l’équipe bien au-delà de la première quinzaine d’adaptation.

La famille des petites jumelles n’était pas en reste (à croire que les grossesses multiples avaient le pouvoir d’ulcérer les émotions des parents). La mère était énervée à peu près tous les matins et tous les soirs. Aucun souvenir de l’avoir entendue parler à ses enfants. Le cri était devenu un moyen d’expression habituel. A se demander comment elle avait obtenu son diplôme de parentalité. Puis, il y avait les parents qui laissaient leur bébé comme un paquet, d’autres qui le déposaient comme un objet précieux. Certains pestaient en arrivant parce qu’il n’y avait plus de surchaussures et d’autres nous remerciaient pour les bons soins. Pas de règles, pas de généralités. Juste des parents. Et des enfants.

Quand je pris connaissance des inscrits à la crèche, Julie m’accompagna afin de me préciser les subtilités suivantes (elle m’expliquait l’essentiel du travail avec sa gentillesse et sa délicatesse légendaire) :

- Parents divorcés

- Parents séparés

- Parents mariés

- Parents pacsés

- Parents en union libre

- Père ou mère décédé(e)

- Enfant placé en famille d’accueil

- Famille homoparentale

- Famille monoparentale

Toutes les configurations de notre société étaient inscrites à la crèche et venaient bousculer mes représentations de la famille. C’était quoi une famille à notre époque ?

« Une famille est une communauté de personnes réunis par des liens de parenté existant dans toutes les sociétés humaines » selon l'anthropologue Claude Lévi-Strauss.

Désormais, on pourrait ajouter « et régie par les lois ». La famille, elle mériterait un pamphlet. Ce concept était aussi réglementé que pour faire l’acquisition d’un bien immobilier. Notre société consumériste était allée jusque-là. Avant on avait une famille. Désormais, on possédait une famille. Elle avait un prix. On pouvait faire un enfant à partir d’un âge bien défini, sous condition d’éligibilité. Alors pour posséder sa famille, il fallait être motivé. Sans mauvais jeu de mot car l’entrée à l’école des parents se faisait sur dossier avec rédaction d’une lettre de motivation. Les familles de la crèche, je leur tirais mon chapeau. Elles avaient réussi les épreuves. Elles étaient au-dessus du lot. Mais elles n’en demeuraient pas moins imparfaites et c’est ce que j’aimais le plus.

D’ailleurs, je m’étais surprise à dépasser ma gêne lorsque j’évoquais « votre compagne » avec une maman, ou « votre conjoint » avec un père. Les séparations, les divorces, c’était ancrés dans les mentalités depuis plusieurs générations. Quoique devenus plus rares. Quand vous aviez passé toutes les épreuves pour faire un bébé, vous étiez parés pour la vie de couple. J’étais à chaque fois déçue quand une famille volait en éclat. Les confidences étaient glissées furtivement le matin entre deux portes « je vous le dis mais…. Le petit ne le sait pas… on se sépare avec son père ». Bien souvent, le « petit » était accroché à la jambe de maman. Alors le « petit » savait. Aussi, lorsqu’il était déposé dans sa section, la mère revenait dans le bureau pour donner du biscuit à ce qui m’avait ouvert l’appétit. L’infidélité était l’une des principales raisons de séparation. Une tentation qui redonne de la couleur au quotidien lorsqu’un bébé fait son apparition et altère les relations entre parents. Alors qu’il n’y avait jusqu’ici que la passion, il y avait aujourd’hui les biberons. Même si ça rime, ça n’a pas la même résonance. Ni la même vocation. De fait, je concluais qu’un enfant était destructeur pour le couple.

Julie n’avait pas été épargnée par la vie et avait elle-même vécue une séparation. Les mois passaient et nous apprenions à nous connaitre. J’en savais davantage sur elle qu’elle sur moi car Julie était extrêmement loquace. Très drôle, elle avait le chic d’ironiser sur sa situation qui n’était pas terrible. Son ex l’avait quitté un premier janvier. « Bonne année ! ». Il lui avait laissé Milie, alors âgée de sept mois et était parti avec une autre, plus jeune, plus belle, sans enfant. Nos discussions se résumaient à ça :

- Mais qu’est-ce que j’ai fait au monde pour avoir une fille aussi chiante ????

- Elle a quoi ta louloute ?

- Elle est adolescente

- Ah merde ! et ça va tu t’en sors ?

Elle passait ses journées à me raconter les hauts et les bas de sa vie de famille avec sa fille Milie âgée désormais de 11 ans. Elle se demandait régulièrement ce qu’il lui était arrivé ce fameux été de transition qui arrive entre le CM2 et la sixième. Un truc terrible surement, puisque son ado ne voulait plus se laver les cheveux, ignorait l’existence du déodorant et allait même jusqu’à renier sa mère.

- Tu vas la punir ?

- Non, mais le week-end chez son père va lui faire du bien. Elle va comprendre que c’est mieux chez maman.

- Pourquoi, il n’est pas cool ton ex ?

- Pas cool non. Con. Quand il la prend le week-end, Milie s’enferme dans la chambre et fait ses devoirs. Il ne propose rien. Elle a une armoire remplie de jeux de société qu’il lui offre pour Noël ou ses anniversaires, mais il ne joue pas avec elle.

- Ah…. Ce n’est pas son truc les gamins …

- Non, son truc c’est sa copine. Et sa voiture à la rigueur.

- Un mec quoi.

- Ouai enfin il est père, il pourrait faire un effort. Il a de la chance de ne pas être pris en flagrant délit, il a encore tous ces points sur son permis de parents. Je te le verbaliserais, moi ! Et le pire c’est qu’il me la réclame ! et qu’elle ne veut pas y aller.

- En attendant, t’as l’air de dire que ça ne lui fait pas de mal quand elle a des poussées d’ingratitude… En vrai, des jeux de société et des devoirs, c’est plutôt ce qui est attendu quand tu lis la charte du « bon parent ».

J’essayais de dédramatiser la situation car Julie avait tendance à diaboliser son ex conjoint. A tort ou à raison. Je n’en savais rien, mais j’avais une petite idée de la situation.

- Non, ce n’est pas adapté pour Milie, 11 ans, adolescente et fière de l’être.

- C’est mieux qu’avant… rappelle-toi, les ados étaient rivés sur leurs écrans du matin au soir, on n’entendait pas le son de leur voix. La plupart décompensait et finissait en psy. Ils perdaient tout contact avec le réel. Nos ados d’aujourd’hui sont quand même plus ancrés dans la réalité. La vraie vie. Les devoirs, des jeux en 3 dimensions qu’on peut toucher, sentir, porter, explorer… On peut même partager un truc avec l’autre, comme un jeu de société ! On peut dire qu’on aime quelque chose sans le photographier et le mettre immédiatement à la une d’un réseau social. On peut s’intéresser à des livres avec des vraies pages qu’on tourne. On peut regarder les photos de ses vacances avec les gens avec qui on est parti en vacances. On peut parler aux gens qu’on a en face de nous, les regarder dans les yeux et s’intéresser à eux. On peut parler avec sa mère aussi, sans aucun intermédiaire. Je me souviens que la mienne je lui envoyais des textos pour savoir si le repas était prêt.

- Tu as fait ça toi ? … dit Julie en rigolant puis elle reprit :

« Moi aussi ado, j’étais accro aux écrans, et j’ai eu beaucoup, beaucoup, de mal à m’en défaire. Encore aujourd’hui, c’est compliqué. J’ai toujours mon téléphone pas loin, je le couve du regard. Il m’appelle. Il veut que j’aille consulter mes mails, mes pages… Je suis loin d’être soignée. Ça et la myopie… on est la génération de myope par excellence ! Tu portes des lentilles toi ?

- Oui. Comme tous ceux nés dans les années 2015, je suis myope.

- Punaise… T’es jeune dis donc ! Ils sont loin mes 28 ans ! Finalement avec cette prise de conscience pour les gamins, on économise les visites chez l’ophtalmo. La courbe de myopes a chuté en l’espace de 10 ans. Je lisais ça la dernière fois dans le journal… C’est fou !

- On fait l’économie des séjours en HP aussi ! clamai-je

Julie souffla. Elle n’en avait pas fini avec son ex-conjoint :

- Il pourrait quand même jouer avec elle. Le minimum syndical. En gros, elle se fait chier chez lui.

- Et toi, tu lui proposes quoi à ton ado ?

- On peut faire les magasins ensemble, on peut cuisiner, regarder un film aussi.

- Pas de smartphone ? dis-je sur un ton inquisiteur. J’avais bien repéré que Julie avait le portable greffé à la main et je me demandais comment sa fille pouvait bien ne pas y avoir accès.

- Tu veux que je te dise ? Je laisse parfois Milie aller sur mon smartphone. Elle s’en désintéresse complètement car plus aucun ado n’est branché aux réseaux sociaux. Sur Vicelook, il n’y a que des quinquas ! Et heureusement que plus personne ne poste de selfies, ce serait la cour des miracles….

- C’est vrai que depuis que c’est interdit, je trouve qu’on n’est moins axé sur le physique. Et tu as raison, il vaut mieux, on est tous des binoclards ! On a stoppé les dérives, c’est tant mieux. Je me souviens, tout était commenté en direct. « J’ai fait un gâteau » « Je m’essaie au jardinage » « J’ai marché dans la forêt » « Bon anniversaire mon fils ». La vie des gens était sous-titrée. Ils montraient le meilleur, le sublime… le culte de l’esthétisme, à la recherche de la réaction positive. Je ne les blâme pas, j’ai été comme ça. Le gouvernement a certes pris des décisions radicales mais au moins on ne sacrifie plus la génération A+ sur l’autel des GAFA. L’état les protège. C’est tant mieux pour Milie, pour Laura, pour Alexis. Ils ont besoin d’autres choses que des réseaux pour grandir nos loulous.

- Je t’avoue que ça me pèse. Je suis d’accord y a plein de côtés positifs ! Ils ont besoin d’interaction. Mais ça me pèse.

Un blanc suivit. On savait toutes les deux que nous étions empêtrés dans un système autocratique où nous n’étions que des marionnettes. Parfois il était bon de ne pas trop penser. Julie changea de sujet pour nous sortir de notre torpeur :

- Donc, on est d’accord que son père est hors cadre.

- Franchement, on est comme on est. Si ce n’est pas son truc de jouer aux jeux de société… Et puis ta fille te raconte peut-être sa version car elle préfère rester avec toi.

- M’oui, me dit-elle peu convaincue.

J’aimais bien qu’elle me raconte sa vie. Ça m’évitait de raconter la mienne. Ce n’était pas toujours plus glorieux que Julie. J’avais un mari un peu baroque. Animé par ses intérêts pour les serrures. Fatigué par son travail. Et sans réelle émotion pour les évènements qui l’entourait. Bref, les familles à la crèche, je me gardais bien de les juger. On était loin d’être exemplaire en matière de patience envers nos marmots. On les aimait, on les chérissait, on voulait le meilleur pour eux, mais quand le surmenage et le quotidien nous envahissaient, on était comme tout le monde. Un peu moins bien que notre idéal, un peu moins bien que ce qu’on s’était dit quand ils sont nés. Et en deçà des attentes élitistes de notre pays.