Chapitre 11 à 15

Amélie est rentrée de son voyage à Dubai et retrouve la direction petite enfance qui change de visage avec l’arrivée de Madame Galojoux. Celle ci est suspectée de vouloir tout changer. Un séisme pour les petites crèches publiques de la mairie de Carlin.

Chapitre number 11

« Les réseaux sociaux, c’est l’amitié sans l’engagement » Szczepan Yamenski


Julie était revenue à la crèche après un long arrêt maladie et nous allions pouvoir nous rendre ensemble à la réunion des directrices. Elle avait soigné sa rechute mais avait encore des traitements en cours, c’est pourquoi le médecin avait indiqué un mi-temps thérapeutique.

C’est à ce moment que sont apparus les premières tensions avec Julie. Je ne savais plus travailler en binôme. Je m’étais adaptée à travailler seule et en surrégime. La voir faire des allers-retours maison-travail pour raisons de santé, sans qu’il y ait de règle me déstabilisait. Alors que je commençais à lui déléguer à nouveau des missions, elle pouvait aussi bien appeler pour dire qu’elle était à nouveau arrêtée l’espace d’une semaine pour faire trois examens ou se reposer. Cela me mettait hors de moi car la crèche était devenue un drive du travail. On venait quand cela nous arrangeait. Ou en tout cas je m’imaginais que c’est ce qui était renvoyé à l’équipe qui comptait parmi elle des éléments tout à fait prompts à utiliser ce drive.

Aussi, il y avait eu des modifications dans l’organigramme et elle n’avait pas hésité pas à relever les incohérences en salle de pause. Le départ de Ouiddir, la promotion de Matelot, l’arrivée de Galojoux, mais aussi les départs intra structure de Zara et Natacha, qu’elle appréciait visiblement. Cela faisait beaucoup pour elle. Elle avait donc eu du mal à reprendre un rythme normal. Ce rythme où je pouvais compter sur son soutien sans faille, sur sa bonne humeur et son adaptabilité. Je la découvrais sous un autre jour.

Une chose que je n’avais pas saisi à ma prise de poste, c’est que Julie entretenait des liens de proximité avec un grand nombre de professionnels. Quitte à couvrir certaines déviances. Je m’aperçus finalement qu’elle avait ses protégées. J’avais appris pendant son absence, par une auxiliaire indélicate, que Séverine était une amie proche de Julie et qu’avec l’ancienne directrice, il y avait eu des sorties, des barbecues chez l’une, des restaurants, en clair des liens plus forts s’étaient créés et ils avaient en partie contribué à l’amertume et aux véhémences du clan de Josette. L’ambiance était loin d’être au beau fixe. Son cancer l’avait aussi rendue plus irritable. Autant avec les familles, Julie était d’une extrême gentillesse, autant elle pouvait envoyer balader les collaborateurs qu’elle ne portait pas dans son cœur. Maddy et Myriam en faisaient partie. Elles étaient celles sur qui j’avais pu compter pendant son absence. Alors je pouvais constater une rivalité naissante dans le comportement de Julie.

Elle ne se gênait plus, par exemple, pour leur tailler un costard lorsqu’elle prenait son déjeuner en salle de pause, en prenant à témoin des professionnels de la structure. Elle reprochait à Maddy sa volubilité (il est vrai que quand elle commençait une phrase, on ne savait pas quand aurait lieu la chute) et à Myriam son incapacité à s’affirmer face à l’équipe. Le problème était qu’entre nous, nous pouvions en parler. Face à l’équipe, c’était récusable.

Le doute commençait à s’installer en moi. Julie téléphonait longuement à Madame Faidaux, et celles-ci pouvaient déblatérer de longs moments sur la Mairie, la nouvelle directrice adjointe de Matelot, et d’autre sujet dont je ne connaissais pas la teneur, car bien souvent je finissais par m’absenter du bureau pour terminer mon travail dans le calme.

Un fossé se creusait. Je m’étais rapprochée de Karine Joncourt et je prenais depuis peu le déjeuner avec elle pour m’extraire de cette ambiance. Nous parlions beaucoup de nos couples et un midi elle me confia qu’elle avait rencontré quelqu’un.

- Il s’appelle comment ?

- Ibrahim. En fait, il venait réparer la ligne de téléphone à la crèche et je lui ai proposé un café. On a discuté de tout et de rien, et puis il m’a demandé si j’étais libre un soir en semaine. Je sais pas ce qui m’a pris mais j’ai accepté.

- T’as un mari, Karine. Déconne pas…

- Oui bah justement, ça va pas fort. J’en peux plus de Solal. Il fait la gueule pour un rien, il crie tout le temps. Et puis, je crois que je suis plus amoureuse.

J’étais sciée. Mon amie allait tromper son mari.

- Divorce si tu ne l’aimes plus.

- Ah non mais c’est plus compliqué que ça ! on a une maison en commun, un crédit, trois enfants. Clairement, je vais pas m’en sortir si je le quitte. Et puis lui non plus, il touche pas beaucoup.

- Mais avec ton copain, c’est sérieux ?

- Bah non, c’est pas sérieux. C’est un coup d’un soir et puis ça repart. On s’est échangé nos numéros. Je sais qu’on va se revoir mais pas tout de suite.

- Eh bien, je ne te pensais pas comme ça.

- Si tu savais…

- Et donc avec ton mari, c’est quoi le problème ?

Elle fit mine de regarder ailleurs, de réfléchir, mais les raisons, elle les connaissait par cœur.

- Si je change une taie d’oreiller et que je la mets à l’envers, tu me crois ou pas, mais il me fait une crise. Il lui arrive d’être violent pour des choses insignifiantes.

- Tu veux dire qu’il te tape ?

- Il va taper dans le mur. Je sens qu’il pourrait me faire du mal, c’est vrai. Pour le moment il n’a encore jamais essayé. Mais j’ai parfois peur de lui. Alors après je m’exécute, je mets la bonne taie d’oreiller, enfin je la mets à l’endroit. Notre bonheur est tout relatif, il tient parfois à peu de chose !

J’esquissais un sourire mais ce n’était pas vraiment drôle.

- C’est vrai qu’un peu de récréation dans ce contexte… cela ne peut pas te faire de mal. Mais tâche de ne pas te faire prendre, sinon ça va être ta fête. Je n’aimerais pas qu’on m’annonce un truc grave te concernant.

- Y’a pas de risque.

Elle avait dit ça d’un air détaché. J’avais désormais peur pour elle. Et assez égoïstement, peur de perdre la seule personne du service avec qui j’étais en totale confiance alors qu’une dynamique du chacun pour soi s’était instaurée depuis quelque temps. Je m’autorisais à lui raconter mes états d’âme concernant mon adjointe.

- Avant on s’entendait vraiment bien. Là je sens que ça tourne au vinaigre, de mon côté en tout cas, je ne lui vois que des défauts. J’ai vraiment du mal à la supporter.

- Toi aussi tu veux divorcer ?

- Oui enfin moi je ne vais pas voir ailleurs. Il n’y a personne qui sous traite. Genre un beau plombier qui accepte de faire l’accueil et la facturation à sa place.

Et nous partîmes dans un fou rire.

De retour à la crèche, j’étais plus encline à travailler avec mon adjointe. Le fait d’avoir pu évacuer mon ressentiment m’avait aidé à prendre du recul et j’affrontais l’après-midi avec un peu plus d’entrain que la matinée.

Julie m’avait sondée en me demandant ce que j’avais travaillé avec Karine Joncourt. J’étais restée évasive et avait demandé de manière abrupte comment se passaient ses relations avec sa fille.

- Ah si tu savais…

Je pressentais que la situation n’avait pas beaucoup évolué depuis son arrêt maladie.

- Elle refuse toujours de se laver les cheveux, de se laver même… je ne sais plus quoi faire… Elle va chez la psychologue à raison d’une fois par semaine mais je ne vois aucun progrès.

- Même en lui achetant un petit shampooing qu’elle aurait choisi ou…

- Même ! Je ne retrouve plus mon bébé. Il y a encore six mois on prenait notre bain ensemble si tu vois ce que je veux dire, donc là c’est un peu un choc.

Pour moi aussi c’était le choc. Malgré moi, je m’imaginais la scène où Julie se glissait dans une micro-baignoire et rejoignait sa fille de 11 ans ! Le dégoût m’envahit.

- Mais elle n’était pas un peu vieille pour prendre le bain avec sa mère ?

- Non, on a toujours été proche. Je n’ai vécu qu’avec elle. On a toujours tout fait qu’à deux.

- Rassure-moi, vous n’allez pas aux toilettes à deux ?

Ma question eut pour effet de détendre la conversation. Julie sourit et reprit :

- En fait, y a eu l’arrivée de mon nouvel amoureux. Il est plus ou moins toléré… elle se comporte mal en sa présence si tu savais… Elle a le don de me mettre hors de moi. La dernière fois, c’était dimanche au petit déjeuner, elle m’a répondu un peu sur le ton de « va voir sur la colline si j’y suis ». Moi, on ne me dit pas ce que j’ai à faire et ce n’est pas une gamine de 11 ans qui va commencer. Du coup, je lui ai pris sa queue de cheval et je lui ai bien fait comprendre qui commandait ici !

- Ouai c’est un peu brutal … l’arrivée de ton homme. Faut laisser passer du temps. La bonne entente ne s’établit pas du jour au lendemain sous prétexte du « il faut que ça matche à tout prix », y’a un temps d’adaptation. Toi, ton homme tu l’as choisi. Elle, non. Et pour la queue de cheval, elle ne t’a pas menacé d’appeler les services de protection de l’enfance ?

- Ne m’en parle pas. Avec cette nouvelle politique, on ne peut plus rien faire à nos gosses. Ils sont intouchables. Alors quand il s’agit de braver un interdit, genre… la dernière fois (et elle se mit à chuchoter pour me le dire) on a acheté du nutella… un revendeur à la sauvette, ce n’était même pas du vrai, un truc coupé avec de la pâte à tartiner médiocre. Bref, j’ai voulu lui faire plaisir. Là elle n’a rien dit, bizarrement. Mais quand je lui prends la queue de cheval, alors mademoiselle sort le grand numéro. Celui de la protection de l’enfance, le 0800….

- Sale époque ? Après je te comprends, ça peut arriver de s’agacer, de perdre son sang-froid. Cela m’étonnerait que tous les parents de notre état respectent à la lettre la législation. En tout cas cela met nos enfants en position de force. Ils ont un recours contre leurs parents. Et on ne peut pas faire respecter notre loi comme on l’entend. Mais ! Cela évite les dérives… Et ton petit copain, elle le respecte ?

- Avec lui, elle se comporte assez bien. On aurait pu croire qu’elle le testerait mais elle est plutôt sur la réserve. En revanche elle me parle mal… Et moi je dis : c’est tout de suite qu’il faut réagir ! Je ne peux pas laisser s’installer ces comportements où elle me prend de haut. Parce que c’est vraiment ça, elle me regarde comme si elle était blasée de mon attitude. J’ai l’impression d’être la dernière des connes à ses yeux.

- Mais vraiment Julie, ne le prends pas pour toi. Tu as raison de la recadrer mais sache que tous les adolescents se comportent ainsi avec leurs parents.

- Oui je sais, la psychologue m’a expliqué. Mais quand même, ça fait mal…

Depuis que Julie avait un nouvel homme dans sa vie, sa fille avait accentué les crises de jalousie et poussait sa mère à bout. Elle perdait l’exclusivité de sa maman et en même temps elle cherchait à se différencier d’elle autant que possible en faisant la grève de la toilette. Julie était un modèle de perfection, elle ne semblait jamais transpirer et avait toujours une haleine irréprochable. Sa fille se conformait ainsi dans ce contre-modèle pour se différencier et devenir elle-même. Elles qui ne faisaient qu’une autrefois. Julie reprenait :

- Mais autrement on ne la voit pas beaucoup à la maison. Elle est toujours fourrée dans sa chambre.

- Ah bah je peux te dire que nous les deux cailloux sont bien présents. On les voit, on les entend, on les sent bouger. J’aurais tant aimé avoir des enfants calmes.

- Elle était comme ça la mienne avant d’avoir sa poussée d’adolescence. Elle était même agréable ! Et puis du jour au lendemain je me suis retrouvée avec un mutant venu d’ailleurs. Un truc qui sort de sa grotte pour manger. Pour râler aussi. Qui ne se lave qu’une fois que son odeur lui est devenu insupportable. Ah si, quand y a plus de wifi aussi je la vois débouler dans l’escalier « m’man… y’a plus internet ». Ce sont ces seuls mots. Le vocabulaire devient restreint. Limité à des échanges utilitaires. Tu deviens un portefeuille ambulant, aussi. J’en peux plus.

- J’ai hâte… Mais elle va faire quoi sur internet ?

- Rhô ! pourquoi t’es de la milice ?

- Je pensais que c’était interdit. Et j’aime bien savoir à quoi m’attendre.

- Comme y a plus de réseaux sociaux, elle va sur des logiciels éducatifs gratuits. Les seuls accessibles aux mineurs. Mais ce n’est pas avant 10 ans. T’as le temps.

- Attends, je ne me souviens plus mais les jeux vidéos, c’est admis ou pas ?

- Non ! ça fait longtemps que c’est interdit. Ils ont mis ça en place en même temps que les restrictions sur les réseaux sociaux.

- Je ne pensais pas… il y a tellement de restrictions qu’on s’y perd parfois ! Et puis comme mes enfants sont petits, je ne m’y suis jamais vraiment intéressé, mais cela va vite arriver. Ce que je retiens c’est qu’ils n’ont droit à rien ! …

- Si ! ils ont droit à l’amour de leurs parents. C’est très bien fait ! J’ai eu récemment un cours de rattrapage, pour préparer les épreuves de parentalité niveau 5. Si j’échoue, tu crois qu’ils me la retirent ?... Mais qu’ils me la prennent ! J’en ai vraiment marre là, dit-elle en rigolant

- Tu m’étonnes… je trouve que c’est affreux de devoir être évalués toute sa vie sur ses capacités à être parent…

- A qui le dis-tu… Même pour le permis de voiture ça n’existe pas ! tu le passes une fois et c’est terminé. Enfin bref, lors de l’épreuve, ils te disent clairement que les seules choses autorisées ce sont les balades en forêt, les sports, la cuisine (et encore, ils te font un cours sur la diététique… il n’y a pas de quoi devenir obèse, je t’assure !)

- On est des professionnels. On n’est plus des parents.

- Tu trouves ?

- Je ne vois pas où est la spontanéité, la créativité, la personnalité de chaque parent. On lisse toutes les aspérités. On prend un rasoir et hop plus rien ne dépasse.

- Bah je peux te dire que ceux qui étaient avec moi au cours de rattrapage avaient effectivement bien besoin de cours. Tu aurais vu les cas… à se demander comment ils avaient pu avoir le diplôme initial. Complètement largués, ils pensaient qu’avec un adolescent tu pouvais faire l’économie de lui parler. C’est vrai qu’ils ne font pas de bruit. Tu les poses à un endroit, si l’environnement est propice à leur installation (genre un ordinateur, du wifi, un lit), tu peux ne pas leur parler de la journée. M’enfin… oser le dire en cours. Ils ont de la chance d’être tombés sur une prof clémente qui ne fait pas de signalement pour un oui ou pour un non.

- Les profs sont des parents avant tout… Ils doivent avoir des ados et connaissent bien ce spécimen ?

- Au fait Amélie, je voulais te demander… c’est toi qui prends les stylos ? J’en remets sans arrêt dans le pot et ils disparaissent.

Un peu gênée, je répondais :

- Ça doit m’arriver de temps à autre de prendre un stylo et de ne pas le remettre dans le pot.

- J’ai vu ta trousse la dernière fois … tu peux arrêter de les collectionner, tu as assez de stylos pour toute une vie de directrice de crèche.

- Tu crois ça ?

Notre discussion avait permis de fluidifier nos échanges et de repartir sur une collaboration plus saine. Comme quoi se livrer permettait d’être plus proche de ses collaborateurs. Je me remettais en question et me demandais si mes théories sur le management étaient bien les bonnes. J’avais pour principe de ne pas rentrer dans des considérations trop personnelles avec les professionnels de la crèche. Je mettais un point d’honneur à ne pas parler de ma vie privée afin qu’on ne l’utilise pas à mes dépens. Cela évitait les jugements. Mais à contrario, je m’apercevais que l’on pouvait aussi bien parler de soi pour que les autres nous cernent mieux. On devient ainsi un personnage moins froid, plus humain. Julie me renvoyait d’ailleurs souvent à mes propres faiblesses. Depuis un an que j’étais sur la structure, elle disait que je me comportais comme un robot. Elle me charriait quand je montrais les prémices d’une émotion « ah tu étais contente là ? excuse-moi je n’avais pas vu, vas-y recommence pour voir ». Je décidais de m’humaniser davantage au contact des agents.

La réunion du jeudi arrivait à grand pas et je mettais ainsi fin à notre conversation pour préparer le planning des prochaines gardes. Cela permettrait de ne pas trop emboliser la réunion dite de « crise ». Julie se remit au travail en avançant la facturation. Notre bureau commun était exigu et heureusement que nos horaires étaient à l’opposé car cela était infernal d’être plus de deux dans la pièce. Le bureau pouvait se transformer en bureau des pleurs ou en lieu de passage des familles et des éducatrices, Maddy et Myriam, qui venaient nous rendre compte des différents maux de la crèche. Julie n’allait pas tarder à plier bagage car elle était du matin, et moi de fermeture. Le soulagement n’était pas loin. Machinalement, j’ouvrais mes mails et découvrais avec une pointe d’agacement que Micheline avait encore spammé ma boite avec des informations de la veille sanitaire. Micheline était lourde. Même absente, elle avait besoin de se faire remarquer. Alors que je fermais rapidement Outlook et débutais ma réflexion sur les gardes, une professionnelle de la section 1 arriva paniquée dans le couloir.

- Ismaël !!! Il s’étouffe, il est bleu !!!!

L’action fut brève, mais je me levais de mon siège en sursaut et courais à la section du jeune Ismaël, qui n’avait pas plus de 2 ans. Arrivée dans la section en 3 secondes à peine, je remarquais que le jeune enfant était couleur schtroumpf et écarquillait les yeux, affolé. Sans réfléchir, je fis la manœuvre de Heimlich. Cela consistait à donner un coup sec avec le poing du bas de l’estomac vers le haut. L’effet fut immédiat, un bout de boudoir fut éjecté et parcourut un bon mètre à travers la section. Sauvé.

- C’était son premier boudoir ?

- Euh, on lui en donne parfois, mais là visiblement il l’a avalé tout rond.

L’enfant se mit à pleurer et à reprendre des couleurs. Il avait eu chaud.

- Rassurez-le, pendant ce temps j’appelle la famille pour les prévenir. Faudra peut-être qu’on fasse un cours de rappel sur la manœuvre de Heimlich ?

Fatima était encore choquée de l’évènement et ne rétorqua pas. Julie avait couru avec moi et nous remontions ensemble le couloir qui menait au bureau. Elle m’avertit :

- Je vais appeler la famille.

- Ok, Fais-le.

- Quand même, Fatima ne pouvait pas lui faire la manœuvre ? On n’aurait pas été là, il faisait quoi le gamin ?

- C’est un enseignement. On va faire une session « gestes d’urgences », de toute urgence.

- Heureusement que…

- T’appelle la famille ou je le fais ?

J’avais coupé court à toute forme de polémique. Julie adorait les polémiques, surtout quand elles touchaient à des professionnels qu’elle ne portait pas dans son cœur. J’étais certes un robot dans ma manière d’agir et de parler mais j’avais l’impression d’être équitable. Cet incident avait freiné mon activité. Alors qu’il semblait désormais géré, je décidais de me remettre au travail quand Alexia, une auxiliaire de la section 2, apparut dans l’encadrement de la porte.

- Faut qu’on vous parle avec l’équipe de la petite Candice.

- Là maintenant ? Elle a avalé un boudoir de travers ?

- Non, pourquoi ?

- Pour rien. Bon alors, la petite Candice ?

- On faisait les changes après la sieste et Sophie a remarqué qu’elle avait une grosse marque de main au niveau du siège.

Je réfléchis un instant avant de rétorquer :

- Il est 14h30, n’est-ce pas ?

- Oui c’est ça.

- C’est la première fois que vous la changez de la journée ? Vous venez seulement de remarquer la trace de main ?

- La couche était franchement sèche après le repas et elle est arrivée tard, on n’avait pas eu besoin de la changer avant.

- D’accord. Pour la trace, parlez-en à la mère ce soir quand elle viendra récupérer sa fille pour voir sa réaction. Elle a quel âge déjà Candice ?

- 18 mois.

- Je vais mettre un mot dans le dossier médical de l’enfant également. On attend de voir la réaction de la maman. Vous m’appelez au prochain change.

Je ne savais pas quoi faire de cette information. Julie, qui avait les oreilles partout, intervint :

- Tu vas faire quoi ? Tu vas faire un signalement ?

- Non, je vais aller voir à quoi ressemble la trace déjà. J’aviserai ensuite.

- Ce n’est pas la mère qui est flic ? Ce sont toujours les cordonniers les plus mal chaussés.

- On va voir. Pour le moment, on n’a pas d’explications. On ne va pas se précipiter.

- Y a le dossier informatisé de la protection de l’enfance. Tu peux y mettre des remarques sur la famille, c’est pris très au sérieux. Ils peuvent débarquer chez elle dans le quart d’heure.

- Mais je n’ai pas forcément envie de faire ça Julie. On va voir, ok ?

La journée était très longue et le départ de Julie ne se profilait aucunement. Je me rendais compte que ma bonne résolution, celle de m’humaniser, était tout sauf un objectif SMART. SMART pour Spécifique, Mesurable, Ambitieux, Réaliste, Temporel. Enfin, ambitieux certes mais réaliste, je n’y croyais pas moi-même.

Maddy, l’éducatrice de jeunes enfants qui se trouvait être la plupart du temps en section des grands, arriva à son tour. Les parents commençaient à affluer dans la structure pour récupérer leurs enfants. Je sentais que je n’allais guère pouvoir amorcer un quelconque travail cet après-midi et allait devoir m’adapter aux interruptions de tâche. Maddy me lança donc :

- Amélie, il faudra acheter du papier de couleur. On voulait lancer une activité avec les grands, mais il n’y a plus rien. Et je voulais en profiter aussi, je pourrais partir une heure plus tôt ce soir ? J’ai mon fils qui rentre de Touraine, ça fait trois semaines que je ne l’ai pas vu et…

J’interrompais Maddy dans son flot de paroles. Elle était adorable mais extrêmement logorrhéique. Ses explications étaient toujours accompagnées de moult détails, inutiles pour la plupart, laissant l’interlocuteur hagard et songeur quant à la chute.

- Maddy, pas de soucis. Vas-y. Vous êtes assez de toute façon ?

- Oui largement. On a Josette qui est revenue du CHSCT, Séverine qui ne comptait de toute façon pas prendre d’heures, puis….

- Ok, vas-y. Vas-y, Maddy.

15 heures. Enfin. Julie rangeait son sac, remisait ses chaussures de crèche de couleur vert émeraude (accordées, cela va de soi, à son pull du jour) et partait. Ma journée pouvait commencer.


Chapitre number 12

« Les chiffres sont aux analystes ce que les lampadaires sont aux ivrognes : ils fournissent bien plus un appui qu’un éclairage » Jean Dion


Les jours défilaient et la tension du pays s’aggravait. La population en avait marre de devoir rendre des comptes. Il y avait des manifestations dans les rues de la Capitale et j’étais assez admirative de tous ceux qui se battaient pour nos droits. Je n’avais pas ce courage-là. J’étais paralysée par la peur d’être prise, peur de perdre des points sur le permis. J’essayais de relativiser notre situation en me disant qu’on ne s’en sortait pas si mal avec Ulrich. Certes, on avait parfois l’impression d’être épiés dans la rue quand on reprenait à voix haute nos gamins. On se retournait machinalement. On vérifiait que personne ne composait un 0800, pas de caméra pour nous filmer. On se méfiait même des voisins. Et les entendre gueuler sur leurs mômes me rassurait. Ils étaient normaux. Même monsieur parfait, un voisin qui avait une pelouse taillée aux ciseaux, des haies parfaitement rangées, une voiture toujours briquée, même lui, il lui arrivait de perdre patience. Et quand ça arrivait, j’avais envie de le serrer fort dans mes bras. De lui dire bravo d’être finalement si imparfait.

Au boulot, le jour de la réunion de directrices arriva bien vite. Je devais juste avant m’entretenir avec Madame Matelot pour mon évaluation annuelle. Madame Galojoux attendait également dans le bureau de la petite enfance. Je compris rapidement qu’elles seraient deux à me recevoir, ce qui n’était pas légal puisque cet entretien devait se mener en duel avec le supérieur hiérarchique direct. Je n’avais pas bronché. A quoi bon. Cela faisait pratiquement un an que j’étais à la mairie de Carlin-sur-Marne et je n’avais surtout pas envie de faire de vagues. Au travail comme dans la vie, je pouvais laisser faire s’il y avait un enjeu. On avait abordé mon arrivée, mon adaptation, mes résultats (le taux d’occupation entre autres qui avaient augmenté, mais aussi le nombre d’arrêts maladie et d’accidents de travail, qui étaient devenus au fil des années des indicateurs de bonne santé de l’établissement s’ils étaient faibles). Autant le taux était bon, autant les arrêts n’avaient pas faibli. L’entretien dura un peu moins d’une heure et je fus libérée assez tôt pour participer à la réunion des directrices. Avant de partir, je pris un stylo qui trainait sur le bureau de la secrétaire. C’était ma modeste récompense pour travail fourni. A la mairie, il ne fallait pas s’attendre à des éloges ou des félicitations. Matelot c’était un peu « faites votre boulot et venez pas m’emmerder ».

Arrivée à la crèche de Madame Faidaux, je montais à l’étage où était située la salle de réunion.

- Ahhh ! voilà la benjamine. Alors cet entretien avec Madame Gare-aux-poux ?! dit Madame Faidaux en plissant les yeux.

- Une heure. C’est pour ça que je suis en retard.

- Nous ne t’avons pas attendu pour entamer le quatre-quarts, dit Karine Joncourt.

- De toute façon, je n’ai pas faim. Elles m’ont coupé l’appétit.

- Raconte …

- Je vous préviens, madame Galojoux mène l’entretien. Madame Matelot n’a pas pu en placer une. Elle est aux commandes, c’est clair. Elle m’a fait passer un entretien d’embauche disruptif. Il faut détailler ses résultats, argumenter, disséquer son année de direction. Je n’ai jamais vécu ça, même dans le privé. Je pensais qu’on se basait sur le contact avec les familles ou les projets. On en parle, c’est sûr. Mais sous forme de chiffres. C’est une pure logique chiffrée. Pour la relation avec les familles, elle le mesure en termes de « plaintes ». Aucune, donc indicateur positif. Pour les projets, combien en avez-vous fait ? Alors là ! On a écrit le projet, on a fait des groupes de travail, mais nous n’avons pas mis en place de projet à proprement parlé. Donc l’objectif pour l’année prochaine : faire un projet avec les familles. Ça ne rigole pas.

- Mais c’est quoi cet entretien, dit Alicia, la directrice de la micro-crèche

- C’est tout sauf un échange constructif. Je pensais qu’on allait discuter simplement du travail, je voulais aborder mes ressentis. J’avais envie de mettre en avant mes fiertés, mais aussi mes difficultés. Et finalement j’ai l’impression d’avoir eu rendez-vous avec un comptable. Je n’ai même pas pu dire ce que j’attendais de mon N+1 par exemple.

- Toi, la petite jeune, t’attends des trucs de ton N+1 ? Mais moi je n’attends plus rien de lui depuis longtemps, dit Alicia d’un air rieur

Madame Faidaux, qui trépignait depuis mon arrivée, finit par prendre la parole en relevant la tête. Elle était droite comme un i :

- Vous voyez ?! ça commence… elle va tout changer. Tout. Là, elle fait connaissance. Mais vous verrez dans un an, vous serez des automates. Je me demande bien d’ailleurs si nous serons encore toute là. C’est une serial-killeuse !

Et tout le monde avait ri de cette élucubration si tragique. Sans se douter qu’il y avait une forme de clairvoyance dans ses propos.

Alors que je déballais ma trousse pour prendre des notes, Karine écarquilla les yeux :

- Mais t’as encore piqué plein de stylos toi ! tu peux plus fermer ta trousse…

Je prétextais n’avoir rien entendu. Comme j’étais arrivée en retard, je n’avais pas remarqué l’absence de Virginie. Ce détail me frappa et je ne pus m’empêcher de demander si elle allait nous rejoindre. C’est Alicia qui répondit, gênée :

- Je ne l’ai pas invitée.

- Encore. Mais pourquoi ? dis-je en haussant le ton

- C’est mieux comme ça. Je crois qu’elle a rendez-vous de toute façon avec Madame Galojoux, enfin bref c’était plus simple comme ça.

Je ne voyais pas, dans cette démarche, ce qui allait être simplifié. C’était sûrement plus simple pour Alicia, pour sa tranquillité d’esprit. Elles qui avaient l’air de s’entendre. Pourquoi l’éloignait-elle sans cesse de notre groupe ? Après tout, moi aussi je vivais une période compliquée avec Julie. En revanche, elle était là. Et elle était bien présente puisqu’elle jacassait avec Madame Faidaux sur le dernier régime à la mode. Un truc hyperprotéiné qui vous attaque aussi bien les reins que les fonctions cognitives. Elle tripotait son smartphone et montrait à Faidaux une application de régime alimentaire qui permettait de suivre en direct le nombre de calories ingérées.

C’est Micheline qui se racla la gorge pour faire signe à tout le monde que nous pouvions parler de choses sérieuses.

- On commence ? Madame Galojoux vient visiter les structures petite enfance. Il faut que nous ayons toutes le même discours. On serre les rangs.

Micheline avait pris une voix militaire et comptait bien nous mettre au pas. Elle dégaina une méthode sortie tout droit de l’école des cadres. Elle avait fait des études de management et elle en faisait la démonstration. Elle prit une grande inspiration et nous dit sur un ton solennel :

- QQOQCP !

- Quoi ? fit Julie en riant

- Vous ne connaissez pas QQOQCP ? C’est le B-A-BA du management. Quand vous avez un problème, vous faites QQOQCP.

- Micheline… accouche, dit Karine Joncourt d’un air blasé.

- Qui ? Quoi ? Où ? Comment ? Pourquoi ? Quel moyen ? Qui : madame Galojoux. Quoi : une éducatrice de jeunes enfants. Où ? A la mairie de Carlin-sur-Marne, service petite enfance. Pourquoi : je me pose encore la question et quel moyen : c’est la méthode. Je propose que nous fassions de la résistance. Si elle nous parle encore de sa réunion « parents » pour les modes de garde, on s’oppose collectivement. On fait de la résistance !

- Dis donc, tu es remontée Micheline, osais-je dire

- Antisocial tu perds ton sang froid ! dit Micheline en allant chercher son collant de couleur marron opaque qui s’était à nouveau fait la malle à hauteur de ses chevilles

Madame Faidaux approuvait largement ce que sa collègue Micheline pouvait dire même si ce n’était que du vent. Elle aurait récité le bottin qu’elle aurait validé. Elles étaient de la même génération, elles avaient ainsi les mêmes références, les mêmes centres d’intérêt, les mêmes lubies et les mêmes défauts. Ce qui les avaient grandement rapprochées depuis déjà un an et demi que Micheline faisait partie de l’équipe.

Je pensais être en retard à la réunion, mais j’avais oublié les directrices de la crèche familiale qui arrivèrent en plein débat sur madame Galojoux.

Catherine Julien avait posé ses lunettes devant elle et déballé son agenda, comme à son habitude. Emilie sondait l’assemblée pour savoir quand elle pourrait prendre la parole. La grande réunion qui avait pour but de définir notre plan n’avait abouti à rien, comme d’habitude. Nous nous réunissions fréquemment avec de grands objectifs institutionnels et caché derrière ce prétexte, nous avions juste besoin de nous parler. Emilie se permit donc d’intervenir au sein du « groupe de parole ».

- Mesdames, j’ai entendu vos arguments. Et je suis d’accord avec vous. Madame Galojoux peut mettre en péril notre fonctionnement. Mais avant d’échafauder un plan d’attaque, je voulais vous annoncer une bonne nouvelle.

- T’es enceinte ! dit Madame Faidaux le sourire aux lèvres

- Voyons ! Jamais de la vie ! Pas avec toutes ces lois. Je préfère de loin m’occuper des enfants des autres. Enfin bon, ce n’est pas ça ! Sachez que je pars. Je quitte mon poste pour faire l’école de puéricultrice.

- Oh quelle heureuse nouvelle, la coupais-je dans son élan. Je ne savais pas que tu avais passé le concours ! Je me réjouis vraiment pour toi. Tu vas voir c’est une année intense mais tu vas te régaler.

S’en suivit de longues recommandations de la part de chacune qui avions vécu cette année de formation comme un rite de passage avant d’embrasser une carrière dans le secteur pédiatrique. Emilie était la première à partir de l’équipe. Elle quittait le navire avant de le voir chavirer. Madame Faidaux s’autorisa à déboucher une bouteille de cidre qu’elle avait caché dans la salle de réunion. Elle avait une petite réserve en cas d’heureux évènements. Chacune savait que l’alcool était interdit mais chacune savait qu’il était toléré. Il faisait partie de nos petits secrets. Nous trinquâmes à la formation d’Emilie et la mise à mort de Madame Galojoux.

En toute fin de réunion, je demandai conseil auprès des collègues pour la situation de la petite Candice, qui subissait visiblement des mauvais traitements de la part de sa famille. J’étais assez partagée sur ce qui pouvait être enclenché à la suite de cet évènement.

- Ils t’ont répondu quoi les parents quand vous avez pointé les traces de mains sur son siège ? dit Alicia

- La mère a eu le culot de dire que c’était à la crèche que cela s’était passé. Après on a aucune preuve effectivement que cela vient bien du domicile, mais je ne remets pas en doute la parole des professionnels de la section.

- Elle est flic t’as dit ? reprit Karine

- Oui, elle bosse dans une autre ville… je ne sais pas pour quel service, je t’avoue que je ne m’attarde pas trop avec la mère car elle est légèrement antipathique. Elle est toujours en mode « fais-pas-chier ».

Alors que Julie n’avait pas dit un mot depuis le début de la réunion, mis à part pour parler régime et manucure, elle intervint pour donner son point de vue de la situation :

- Si cela avait été moi, j’aurais fait une « information préoccupante » direct. Je ne comprends pas pourquoi on s’embarrasse d’une réflexion métaphysique. Y a des lois. Et c’est encore plus vrai qu’avant. Si on a un doute, qu’elle maltraite sa gamine, on signale.

Madame Faidaux, qui avait tendance à ne prendre aucun risque, approuva la parole de Julie et renforça ces arguments avec la promesse d’un Noël sous les barreaux si rien n’était fait.

Karine Joncourt, à l’inverse, modéra les propos des deux collègues :

- C’est vrai que tu as un doute. C’est vrai que l’accusation de la mère est fumeuse car si cela s’est vraiment passé à la crèche, elle aurait fait un scandale. Là, elle remet la faute sur la structure mais elle en reste là. Selon moi, il faut surveiller et si cela se reproduit encore une fois, tu auras suffisamment d’éléments pour faire une information préoccupante.

- Selon toi, je ne fais rien ?

- Tu ne fais pas rien. Tu restes vigilante. Et puis c’est délicat de tirer la sonnette d’alarme au moindre fait. Il faut un faisceau de preuves qui puissent te faire penser réellement à une situation préoccupante. Elle est comment la petite ? Elle gazouille ? Elle a un bon sommeil ?

- Elle ne montre pas d’autres signes d’inquiétude.

- Alors tu veilles au grain. Ce sera ta mission, madame la directrice de crèche, me dit Karine en clignant de l’œil.

Julie et Mme Faidaux avaient levé les yeux au ciel, visiblement contrariées que leur avis n’ait pas été retenu à l’unanimité. Karine avait l’art de s’imposer et d’apaiser les situations, ce qui dérangeait Mme Faidaux. La jalousie la rongeait et l’amenait à pérorer sur Karine dès que celle-ci avait le dos tourné. C’était l’ordre des choses.

A cette époque, j’étais bien au travail. Mes collègues étaient ce qu’elles étaient mais malgré nos différences et parfois nos divergences d’opinion, il y avait de la solidarité. C’est cette solidarité qui créait en moi un sentiment de sécurité. Le verbe haut de Jacqueline, les excentricités de Micheline, la gentillesse de Karine, les retards de Catherine et Emilie, et même la perfection de Julie, me rassuraient. Chacun avait sa place dans ce microcosme. On avait tous un rôle à jouer. Je remarquais que seule Virginie n’avait pas réussi à s’intégrer au clan des directrices. Il était temps pour elle de tirer son épingle du jeu.


Chapitre number 13

« L’empathie ? Tout le monde en pâti » Philippe Aalberg


Eté 2043

L’année avait été particulièrement chargée et le mois d’aout s’était fait désirer. Je savourais un bel été avec Ulrich et nos deux enfants. Nous devions partir à la montagne. Alexis avait 16 mois, il ne marchait pas encore mais adorait les promenades en poussette ce qui nous facilitait les visites et autres excursions dans les Alpes. Laura, quant à elle, allait rentrer en deuxième année de maternelle. Elle était épanouie, faisait rarement des crises. Une petite fille sur-mesure qui ne demandait qu’à rire et jouer. Avec son père, nous vivions une période calme et sereine. Nous profitions de ces deux semaines de bol d’air pour planifier plus sérieusement notre mariage à l’automne.

- On invite nos familles ?

- On a dit que c’était un mariage entre deux témoins… dis-je calmement

- Oui mais tu sais bien comment sont les vieux. Ma mère va être vexée si on ne l’invite pas.

- On s’en fout ! ce n’est pas son mariage, c’est le nôtre. Si elle veut inviter ses parents à son mariage, qu’elle le fasse. Je n’irais pas la contrarier. Là, on parle de notre mariage. Sujet clos.

La discussion sur les invités était récurrente et rythmait nos sorties en montagne.

- Bah non, le sujet n’est pas clos. J’aimerais inviter mes parents.

- Alors on invite tes parents. En revanche, on n’invite pas tes frères.

- Pas oublier que les témoins ont chacun un conjoint et des enfants.

- Mariage entre deux témoins, tu parles.

- Ne t’énerve pas ma puce.

- J’ai l’air ?

La pression sociale voulait qu’un mariage se fasse en grande pompe. J’avais un gros problème avec les conventions sociales. Je limitais mes échanges au strict minimum et préférais l’écriture au grand discours. J’aimais les gens mais avais du mal à leur montrer.

Lorsque j’avais rencontré Ulrich, je ne m’étais pas doutée que lui aussi avait des problèmes émotionnels. D’un autre genre, il ne ressentait aucune ou peu d’empathie. D’ailleurs, cela porte un nom. L’alexithymie. Ce qui est assez étrange c’est que petit, Ulrich voulait qu’on l’appelle Alexis. Il adorait ce prénom. C’est aussi parce qu’il adorait ce prénom que nous avions prénommé notre fils ainsi. En espérant que le prénom ne représente pas un poids pour son futur et ne préjuge en rien de ce qu’il pourrait advenir. Laura, quant à elle, se prénommait ainsi parce que c’était court et simple. Ce qui coulait de source pour deux parents à la personnalité coupant court à toute forme d’éloquence.

Le manque d’empathie, c’était un handicap majeur dans l’éducation de nos enfants. Si Laura tombait de son vélo, Ulrich allait d’abord vérifier que le vélo n’était pas cassé avant de consoler la petite. Je me chargeais de le faire en général. Je comprenais aussi pourquoi travailler dans les pompes funèbres n’avait posé aucun problème de sensibilité à Ulrich. Ça, pour avoir de la distance, il en avait.

Notre discussion avait fini par aboutir à un mariage conviant ses parents, mes grands-parents et nos témoins. Ulrich qui tenait les cordons de la bourse avait rapidement fait le calcul du nano-mariage et était satisfait de la formule. Un restaurant nous accueillerait en nous réservant une salle à part, conservant ainsi notre intimité et laissant la possibilité d’exposer notre joie sans déranger les autres convives. Il ne restait plus qu’à trouver un tailleur blanc et une coiffeuse, choses que nous avions planifié pour notre retour de vacances.

En effet je n’avais ni accès à internet ni à mon téléphone. Pour moi les congés, c’était et cela demeure une déconnexion totale avec ce monde esclavagiste où les injonctions de rapidité et d’urgences se succèdent et s’égrènent heure après heure. Tout va très vite. Trop vite. Nous devons être à jour des informations, du dernier buzz. Répondre instantanément aux sollicitations extérieures. Et si nous esquivons ces convenances nous nous exposons au reproche. En vacances, j’étais injoignable. Prière de ne pas déranger. Le reste de l’année, j’endossais souvent l’habit de délinquante du mail, celui auquel on ne répond pas. Prenant le temps de la réflexion. Pesant chaque mot. Chaque ressenti. L’urgence chez moi, était de ne pas répondre.

Durant cette parenthèse estivale, mon seul contact professionnel avait été Karine. Elle m’avait envoyé un SMS où elle me promettait de me raconter ses vacances trépidantes, sous-entendant qu’elle avait eu une aventure ou deux. Elle appelait cela gentiment ses « bêtises ». Ce SMS, je ne l’avais lu qu’en rentrant.

Le trajet retour avait été assez laborieux malgré le confort de la conduite autonome sur les grands axes du pays. Alexis avait eu la diarrhée à plusieurs reprises, le chat avait miaulé tout le trajet, Laura avait chanté à tue-tête des comptines et Ulrich avait tenu à ce que nous nous arrêtions chez Bricomalin à mi-trajet pour s’assurer d’une nouvelle référence au rayon serrurerie. Je savais que si je ne faisais pas l’effort, il serait exécrable. Comment interpréter ce besoin irrépressible ? Heureusement que je ne le priais pas de s’arrêter dans une papèterie au moindre coup de blues. J’avais la tête farcie. Ulrich gara notre voiture électrique dans l’allée centrale. Celle-ci était extraordinairement dégagée. Il m’avait semblé, en partant deux semaines auparavant, que ma petite Tanga y était garée. Je n’avais pas pris garde à la disposition exacte de la Tanga et la fatigue aidant, je gardais pour moi le doute qui m’envahissait. C’est mon mari, le premier, qui posa la question :

- Tu l’as garée dans la rue la Tanga ?

- Justement, je me posais la question. Je vais voir.

Alors que les deux têtes blondes à l’arrière s’étaient endormis dix minutes avant notre arrivée, je descendais pour arpenter les trottoirs de notre rue. Je croisais ainsi Marcel qui taillait ses ronces.

- Salut Marcel, ça gaze. Tu n’aurais pas vu ma Tanga ?

- Salut Amélie. C’était bien les vacances ? Comme tu le vois, je taille mes ronces au laser. Même si je les ai plantés pour éviter que les voleurs ne s’introduisent dans mon jardin, elles sont encombrantes. Ta Tanga, tu te l’es peut-être fait voler. Il y a eu pas mal de vol cet été.

- Oh non déconne pas.

Marcel m’avait livré cette vérité sans ménagement. Ne pouvant nier l’évidence, j’allais voir Ulrich pour lui annoncer le vol.

- Plus de voiture. Faut aller au commissariat.

- Oh non déconne pas !

- J’ai dit pareil y’a deux secondes. Mais sûr. On s’est fait voler la bagnole.

La fin des vacances allait s’orchestrer entre la recherche d’une nouvelle voiture et les préparatifs du (petit) mariage. Aussi, la fatigue et le stress avaient déclenché chez moi une infection mal placée qui me valut la visite chez notre médecin de ville.

Le docteur Chanteau était un médecin non réputé. Enfin si, il était réputé. Pour son incompétence principalement. J’y allais généralement pour des petits rhumes ou des certificats de sport. Le reste, je me débrouillais pour aller directement chez le spécialiste, même s’il fallait débourser le double d’une consultation classique. Qui a dit que la santé n’avait pas de prix ? Il faut savoir que lorsque j’étais en mode vacances, il y avait certes la déconnexion avec les appareils électroniques, mais aussi la décontraction vestimentaire. La société exige que la femme porte un soutien-gorge. Un objet de torture pour être plus précis. Alors pour être à l’aise et couler des jours heureux, je faisais souvent la grève du soutif. Je n’avais pas songé une minute en me rendant chez le médecin, que celui-ci allait faire du zèle en sortant son stéthoscope. Surtout pour une infection des lèvres (et pas celles du visage). Le reste de l’année, j’y allais, je donnais les symptômes oralement « le nez qui coule et la gorge qui gratte ». Sans me regarder, il rédigeait sur son ordinateur une ordonnance de doliprane et nous étions paré pour l’hiver. Jamais un arrêt de travail. C’était un médecin qui avait sûrement été contrôlé par la sécurité sociale, car malade comme un chien, il n’aurait jamais délivré un arrêt. Jamais.

Alors que j’énumérais les symptômes « c’est super douloureux dans l’entre-jambe et j’ai perdu du poids aussi, j’ai un peu de fièvre… ça fait cinq jours que je suis comme ça… », il dégaina le « stétho ». Je n’avais jamais vu son stéthoscope et je m’étais plusieurs fois demandé s’il savait s’en servir. Il me dit :

- Retirez le haut.

- Docteur, je ne peux pas. Je n’ai pas mis de sous-vêtements.

C’est alors qu’il devint cramoisi. Je n’aurais jamais pensé dire ça, surtout à lui. J’avais l’impression d’être plongée au tout début d’un scénario pornographique où l’actrice mettait sa sensualité en avant « oh non ! docteur, vous êtes fou, je n’ai pas mis de petite culotte, oups ! que fais-t-on ? ».

Gênée de le voir rougir, je décidai de détendre l’atmosphère (qui m’avait semblé plutôt détendue avec cette réplique légèrement débridée) :

- Ce n’est pas grave vous savez si on ne peut pas écouter le cœur. Je n’ai aucun problème de ce côté-là. Cependant, j’ai vraiment mal dans l’entre-jambe.

Je ne sais pas si j’aggravais mon cas. Mais j’avais l’impression qu’il ne croyait aucunement à mon histoire d’entrejambe. Il finit par me demander d’enlever ma culotte, comme je le pressentais. Je devins à mon tour rouge pivoine. Il reprit de manière stoïque :

- Effectivement, vous avez une belle bartholinite.

Quelle chance. Ma bartholinite était belle. Je ne savais guère en quoi consistait cette maladie, mais ce médecin que je sous-estimais depuis toujours, avait su trouver la cause de mon mal. Il devenait soudainement un médecin tout à fait disposé à soigner ma famille. Le traitement qui s’en suivit fut long et éprouvant. J’avais déjà perdu l’appétit avec l’infection, mais avec les antibiotiques c’était l’apothéose. Plus rien ne me disait. Ulrich faisait des efforts pour m’inciter à manger sans toutefois y arriver et profitait de la fin des vacances pour me chambrer sur mon passage chez le médecin.

- Tu as pensé à mettre ta petite culotte ma chérie ? Tu veux que je regarde si tu as toujours ton infection ?

- J’ai toujours mon infection et je n’ai pas besoin d’un deuxième avis. Merci.

Les vacances se terminaient, j’avais une nouvelle voiture et le processus de guérison était bien entamé. J’étais prête à me marier et à affronter une nouvelle année à la crèche Piaget.






Chapitre number 14

« L'excuse de l'infidélité, c'est qu'il n'y a rien d'aussi agréable que les commencements amoureux. » Edouard Herriot


A la reprise, j’avais remarqué que Virginie se faisait de plus en plus présente dans le sillage des directrices. Alors que je passais dans le bureau de Madame Matelot à la mairie pour déposer le courrier, je la trouvais justement en grande conversation avec Madame Galojoux. Ce qui m’avait le plus étonnée, c’était leur proximité. Virginie lui parlait de ses vacances et de ses enfants, chose que j’abordais rarement avec mes supérieurs. Mais ce qui était le plus étonnant, c’était le tutoiement. Elles donnaient l’impression, toutes deux, d’être de vieilles connaissances ayant partagé de nombreux moments. Alors que je triais le courrier pour redistribuer les fiches de paie n’appartenant pas à la crèche Piaget, Madame Galojoux m’interpela.

- Mais c’est Amélie ! Comment allez-vous ? Vous avez passé de bonnes vacances ?

- Oui, ça va. Trop courtes comme d’habitude. Et vous ?

- Très bien. Nous sommes allés avec Jean-Marc dans le Lubéron. Il a fait un temps ma-gni-fi-que. Peu de gens connaissent le coin, mais c’est un bijou. Et vous, vous étiez dans quel coin ?

- En montagne.

- Ah super, et Savoie ? Jura ? Les Vosges ?

- Haute Savoie.

Visiblement, elle était déterminée à créer du lien. Virginie s’amusait de me voir répondre à l’interrogatoire d’un ton laconique. Elle se permit d’intervenir pour m’extraire du champ lexical des vacances :

- Amélie, il parait que tu as un projet familles à mettre en place ? Cela m’intéresse beaucoup pour la micro-crèche. Avec Alicia, on avait un peu la même idée…

- Euh, c’est en cours… tu veux qu’on en parle dans la semaine ?

- Oui si tu veux ! on peut se voir à la crèche, ou je peux me déplacer au quartier des Ormes si tu veux.

- Ok, disons mercredi matin. C’est un peu plus calme le mercredi, y’a moins d’enfants.

- Ça marche.

Elle avait dit aurevoir à madame Galojoux :

- Allez Corinne, j’y vais. Je t’appelle dans la semaine pour te tenir informée du projet.

J’hallucinais. Virginie prenait grandement les choses en main. Je me demandais si Alicia était informée de ses prises d’initiative. Et pourquoi était-elle au courant de mon objectif individuel ? Madame Galojoux lui avait certainement parlé de notre entretien censé être privé. Beaucoup d’interrogations m’animaient. Je décidais de retourner à la crèche Piaget en faisant un détour par celle de Karine. Après tout, c’était la reprise et il fallait y aller piano. Surtout avec une infection fraichement guérie. Je m’assurais de sa présence en lui envoyant un texto. Karine ne tarda pas à répondre « passe quand tu veux, c’est pas la folie ! Y a que 10 gamins…. Reprise en douceur ». Les taux d’occupation de la première semaine de septembre étaient loin d’affoler les compteurs. Cela m’arrangeait grandement car les deux auxiliaires qui avaient déclaré leur grossesse avant de partir en congés avaient prolongé la trêve estivale par un arrêt maladie, à ceux-ci s’ajoutait un arrêt ordinaire de la part de Fatima. Elle avait exprimé par téléphone le fait qu’elle avait besoin de se reposer, son trajet retour avait duré pas moins de quinze heures. Après un mois de vacances, tout de même, cette assiduité et cette conscience professionnelle me laissait dubitative. J’avais reçu la nouvelle avec une neutralité de rigueur et avait laissé exploser ma colère une fois le combiné raccroché.

Alors que je ressassais intérieurement ces évènements récents au volant de ma voiture, Karine piaffait « t’es où ? » par texto. Je garais ma toute nouvelle 606 devant sa structure. Je n’avais pas perdu au change. Elle était beaucoup plus confortable que la petite Tanga trois portes, surtout avec un rehausseur et un siège auto. La petite folie m’avait couté un crédit à la consommation de 200 euros par mois sur 2 ans.

La porte s’ouvrit, Karine m’avait vu arriver.

- Bah alors, t’as pris un rallongi ?

- J’ai hésité entre le chemin des écoliers et ta crèche… bref, me voilà !

- Allez viens, rentre. Et tes vacances ?

- Quelques merdes mais bon rien de très grave. Une voiture volée et un petit tour chez le médecin.

- Oh non déconne pas ?

- On a dit pareil avec Ulrich. Et toi ? T’as fait des bêtises comme ça ? Je te laisse un mois et tu te lâches ? dis-je avec un sourire malicieux

- Je te raconte ou je te raconte ?

- Bah, vas-y raconte !

- On était dans un camping un peu …

- Naturiste ?

- Mais non ! qu’est-ce que tu vas chercher là. En plus je suis hyper pudique, je ne vois pas ce que j’irais faire dans un camp naturiste.

Karine renvoyait une telle image de femme libérée que l’idée du camp naturiste était venue naturellement. Avec elle, je m’attendais à tout. Je sentais qu’elle voulait tout me déballer et je la laissais continuer sans l’interrompre :

- C’était un camping un peu familial, un peu « tout le monde s’aime bien, tout le monde s’embrasse ».

- C’était un camping-partouze quoi.

- Mais non, c’était vraiment familial. Les gens étaient sympas. Voilà, c’est ça que je voulais dire. Et donc, y avait ce papa qui venait en vacances avec ses deux enfants.

- Sans sa femme ?

- Il était divorcé.

- Ok

- Et on a sympathisé. Je le voyais souvent à la piscine du camping qui barbotait avec ses filles et il allait aussi aux soirées. Y’avait des animateurs qui faisaient des spectacles. Splendides d’ailleurs. Le camping de rêve. Les enfants et mon mari ont adoré.

- Toi aussi, tu t’es bien amusée du coup ! dis-je en essayant de faire un peu d’humour

- Arrête… donc avec ce monsieur, célibataire-fraichement-divorcé, nous avons un peu trop sympathisé, tu t’en doutes.

- Voyons, c’est un peu gros comme une maison ton histoire. Vous avez si bien sympathisé qu’il t’a proposé de venir dormir dans sa case ou un truc dans le genre.

- Un peu. Beaucoup. Forcément, mon mec ne le sait pas. Je te le dis, s’il savait, il me tuerait. Il a été infect durant toutes les vacances. Il a gâché plein de moments. Il pourrait être super agréable et pourtant il faut toujours qu’il râle parce qu’il voulait aller à tel endroit et que cela ne peut pas se faire. Donc après monsieur est scandalisé, il crie, il s’enferme dans des bouderies grotesques. Pour un homme censé être un adulte… Il reste dans le mobil-home à bouder ou alors on ne le revoit plus. Les enfants s’inquiètent. Quelle joie, vraiment. Quelle joie.

- Et toi et les enfants, vous en profitez pour sortir !

- Oui, on le laisse. Franchement, ce n’est pas l’ambiance attendue en vacances… il n’arrive jamais à se détendre. Sauf quand il fume ses joints.

- Il fume ton mari ?

- Pas devant les enfants, hein. Pfff, de toute façon c’est un gamin. Je me demande bien ce que je fous encore avec lui. Hier il m’a cassé un verre parce que je n’étais pas à l’heure. Il n’a pas pu partir faire son jogging à 18h00 et a dû attendre 18h30. Un scandale. Enfin avec la crèche, je n’ai pas d’horaires. Il le sait. Mais c’est un sale gosse.

- Je croyais que c’était une reprise en douceur ?

- Je voyais le réparateur… il m’a trop manqué.

- Ah bah ça va, tu ne t’embêtes pas. Ne fais pas trop enrager ton mari. Tu le sais que j’ai peur pour toi.

- Oui mais il n’y a pas de risque qu’il apprenne quoi que ce soit. Comme je te le disais, il fume des joints, il est à côté de la plaque, il ne voit rien.

- Et les gosses ?

- Bon là en revanche ça craint. Y a la plus jeune qui a regardé dans mon téléphone la dernière fois. Y avait des SMS pas très… catholiques.

- Quand je te dis de faire attention… tu as de la chance que ce soit la gamine et pas le mari qui tombe dessus.

- Ma gamine ce n’est pas mieux. Elle était fâchée après moi. Y a tout qui part en vrille.

- Et dire que je me plains du vol de ma bagnole…

- Mais au fait, tu voulais me voir pour quoi ? dit-elle subitement

J’avais bien envie de lui dire que je sentais un changement chez Virginie. Elle ne m’avait pas semblé comme d’habitude. Mais fallait-il lui dédier un chapitre dans notre conversation ? Je me lançais :

- Bon déjà, je trouve ton stylo quatre couleurs magnifique. C’est toi qui… qui l’a acheté ?

- Oui je me le suis acheté, c’est pratique.

Intérieurement, je me disais que cela faisait bien longtemps que je ne m’étais pas fait un petit plaisir dans une papèterie. Je planifiais d’aller faire un tour à Papète-store pour faire le stock de rentrée.

- Amélie ? tu es toujours là ?

- Désolée, j’étais dans mes pensées. Je me disais que j’irais bien…

- T’acheter un stylo ? Voilà, on a parlé stylo. Tu voulais me parler de quoi d’autre ? me dit-elle sans ménagement

- Je suis allée à la mairie tout à l’heure pour le courrier. Madame Matelot avait l’air renfrogné dans son bureau, comme à son habitude. Pas bronzée, juste renfrognée. Bref je l’ai salué de loin, je sentais que ce n’était pas trop le moment. Et puis dans le bureau d’à côté il y avait Madame Galojoux en grande conversation avec, tiens-toi bien, Virginie.

- Ah tiens, elle était toute seule ? Alicia n’était pas là ?

- Non. Elles parlaient de leurs vacances. Elles rigolaient. Bref il y avait un je ne sais quoi qui ressemblait à de la complicité. Cela m’a semblé bizarre. Virginie était beaucoup plus exaltée que d’habitude. Je l’ai vraiment trouvé étrange. Madame Galojoux est nouvelle et personnellement avec les personnes nouvelles je suis accueillante mais il me faut du temps pour créer une relation complice. Des années à dire vrai.

- C’est vrai que tu parais froide au premier abord… enfin, distante. Mais, tu es allée les saluer ?

- Madame Galojoux m’a vue donc je ne pouvais pas me dérober… tu me connais…

- Elles ne t’ont pas fait la bise quand même ? Je suis sûre que tu t’en es bien sortie, me fit-elle en m’adressant un clin d’œil

- Ça ne va pas la tête ? La bise ? c’est dépassé ce truc... dis-je en lui rendant son clin d’œil. Virginie a rapidement fait allusion à un sujet que j’avais abordé entre quatre yeux avec Madame Galojoux lors de mon entretien individuel. J’étais quelque peu froissée d’apprendre que ce qui se disait porte fermée pouvait arriver aux oreilles d’autres collègues.

- Carrément. Jacqueline a raison, il va falloir se méfier. A mon avis, nous ne sommes pas au bout de notre peine.

- Comme disait ma grand-mère, c’est à la fin de la foire qu’on compte les bouses. On verra dans un an, où nous en sommes.








Chapitre number 15

Ajenax-sur-Mer, juin 2050

L’ostéopathe avait fini la séance et me demandait le règlement. Je n’avais pas lâché tous les éléments de l’histoire mais j’étais décidée à travailler sur moi-même pour avancer et me libérer de ce poids mortifère.

- Vous n’avez pas mal agi. Comme vous dites, la personne était fragile.

- Elle ne le montrait pas en réalité. C’est après tous les évènements que j’ai conclu à sa fragilité.

- Ecrivez lui une lettre et dites-lui ce que vous avez sur le cœur. Ce que vous regrettez par exemple. Parce que toutes ces émotions que vous avez en vous, vous ne les exprimez pas et c’est votre corps qui parle à votre place.

- C’est vrai que mon corps parle souvent à ma place. Un jour on m’a volé ma voiture, le lendemain j’avais une infection. J’ai toujours réagi comme ça sans pour autant faire le rapprochement.

- Essayer de parler ce que vous ressentez.

- Pas simple… A qui ? c’est toujours délicat de se livrer. Ici et maintenant, je suis en confiance donc j’arrive à vous exprimer ce qui me ronge et creuse mon corps. Et puis vous êtes disponible. Vous êtes là, pour moi. Je vais vous payer pour cela. Il est plus simple de taire la douleur et de l’enfouir. L’entourage est moins embêté. C’est chiant les gens qui se plaignent.

- A quoi servent les amis ?

- Les amis aujourd’hui ne sont plus les amis d’autrefois.

- Où voulez-vous en venir ?

- Aujourd’hui le commun des mortels est assez égoïste. Ils sont prêts à vous aider si cela n’empiète pas trop sur leur quotidien. Ils réfléchissent à leur bénéfice secondaire avant tout. Ecouter l’autre n’est pas donné. Il suppose que l’autre fasse le sacrifice de son temps. Et le temps aujourd’hui c’est de l’argent. Je remarque que les gens n’écoutent pas. Il parle d’eux inlassablement, mais au moment de vous écouter, il n’y a plus personne. Les monologues, je n’en peux plus. Et c’est d’ailleurs pourquoi je ne m’investis pas dans les relations. Il n’y a aucune réciprocité.

- Vous m’avez l’air désabusée. Mais je vous rejoins sur le fait que si l’on souhaite réellement se soigner et commencer un travail sur soi-même, il faut le faire dans un cadre thérapeutique précis. Avec une personne formée, qui sait recevoir vos maux, votre souffrance. Quand on se confie à la voisine, la personne écoute mais elle n’en fait rien. On a juste déposé quelque chose mais on ne chemine pas. Et puis on peut être mal conseillé.

- Ça dépend de la voisine, dis je en esquissant un sourire timide. En clair, vous me conseillez de voir un psy. C’est pas bête. Mais suis-je prête ? Et sinon la lettre, j’en fais quoi une fois qu’elle sera écrite ?

- Vous la brûlez.

Un long silence s’installa. Je restais songeuse en sortant mon chéquier.

- Je vous dois combien ?

- Soixante.

Je cherchai vainement un stylo dans mon sac quand l’ostéopathe m’en proposa un. Je terminai par lui dire en lui tendant son chèque :

-Je vous souhaite une belle fin de grossesse. Prenez soin de vous. La vie est courte, il faut chérir chaque instant. Je ne pensais pas à tout cela avant, mais lorsqu’on traverse le pire, plus rien n’est pareil. Les choses du quotidien n’ont plus la même saveur. Quand je laisse partir mon mari au travail le matin, je lui dis aurevoir, je l’embrasse, même si on s’est engueulé, mal parlé, chamaillé... je lui dis aurevoir. Mes enfants c’est pareil. Je leur dis que je les aime.

-Vous n’êtes pas coupable.


Si. Coupable de lui avoir pris son stylo.