Chapitre number 16

« Le temps, c’est de l’argent » Benjamin Franklin


J’avais reçu son coup de téléphone tôt le matin. Elle souhaitait m’avertir qu’après étude du planning des accueils famille pour l’inscription en crèche, elle avait décidé de m’accompagner. D’ordinaire, avec les directrices, nous nous positionnions de manière arbitraire. Le hasard avait donc voulu que mes entretiens passent à la loupe. L’effet grossissant de l’exercice allait-il trahir une ou plusieurs faiblesses de ma part ? Sa proposition avait eu pour effet de me mettre sous tension. Je décidai d’avertir Karine par téléphone de l’imminence de l’échéance. Son numéro, je le connaissais désormais par cœur. Elle était devenue mon binôme spirituel. Mon amie.

 Madame Galojoux sera avec toi ? Ne t’en fais pas. Vraiment. S’il y a bien une personne qui devrait être tranquille vis-à-vis de son initiative, c’est bien toi. Tu assures ! Cela fait un an que tu es là et tu connais déjà tout par cœur.

 Tu dis cela parce que tu es soulagée que ce ne soit pas toi.

 Je dis cela car j’ai confiance en toi. Et puis, tu sais Mme Galojoux se moque un peu de comment tu vas mener ton entretien. Ce qu’elle cherche ce sont des arguments pour démontrer qu’on perd notre temps à recevoir une à une les familles.

 Un conseil à me donner ?

 Evite de lui piquer ses stylos, c’est tout.

Karine savait me remonter le moral. Ou en tout cas sa disponibilité renforçait chaque jour l’estime et l’admiration que je lui portais.

Le mercredi après-midi, date des rendez-vous familles, arriva à grand pas. J’arrivais en avance devant la mairie et attendait son ouverture, me préparant mentalement à ce que j’allais dire. Des formules un peu plus travaillées que d’habitude. Un déroulement méthodique et linéaire. Le stress m’envahit brusquement. Ma bouche devint sèche. Je déglutissais ma salive toutes les 30 secondes. Des montées d'adrénaline me figeaient sur place. Alors que je cherchais frénétiquement mon paquet de chewing-gum perdu dans l’océan de mon sac à main, j’entendis une voix chantante s’adresser à moi.

 Vous êtes bien en avance, Amélie ! Venez, je vous ouvre. Vous n’allez pas attendre là que la mairie ouvre ses portes, me dit Madame Galojoux toute pimpante

 Pas grave, réussis-je à articuler

 Vous n’avez pas les clefs ? Dit-elle en se pinçant les lèvres

 Non, mais ce n’est pas grave. Ce n’est pas si souvent que nous faisons les rendez-vous famille, avais je dis d’un ton sarcastique.

Je la suivis dans le hall de la mairie. Elle avait dû manger à l’extérieur, pensais-je. Elle menait la danse. Elle paradait dans les couloirs de l’hôtel de ville, la mine réjouie. C’était une sacrée femme, avec du caractère. Elle me faisait penser à un paon. Des couleurs vives, des extravagances jusque dans les plumes, des attitudes de volatiles. Elle était prête à prendre son envol. Seule la présence de Madame Matelot, qui attendait sa retraite comme un fonctionnaire scrutant la pendule, lui coupait les ailes. Cette fois-ci, elle ne m’avait pas broyé la main. Elle était pressée. Dans son bureau, elle me proposa un café. Je déclinai. Il me fallait de l’eau. J’étais déshydratée. Alors que je me servais à la fontaine à eau, Mory, la secrétaire, sortit la liste des rendez-vous. Trois familles s’étaient inscrites.

Je profitais d’être à la mairie pour m’entretenir avec Madame Matelot. Niveau effectif, je comptais deux congés maternité et un accident de travail. Trouver des remplaçantes était mon objectif numéro un. Si j’avais pu me balader avec une lanterne rouge sur la tête indiquant « recrutement », je l’aurais fait. A défaut de me trouver persévérante, Madame Matelot prenait mes assauts répétés pour du harcèlement « je sais qu’il vous manque du monde. Mais il n’y a pas que votre crèche. » Je rétorquais qu’on ne pouvait pas raisonnablement faire fonctionner une crèche à « moins trois ». Madame Matelot calma mes ardeurs.

- Avec l’imminence des élections, nous n’embauchons plus grand monde. Tout est gelé. Il faut attendre le mois de mars.

- Mais nous sommes en septembre, l’argument est capilotracté !

- Pardon ?

- Tiré par les cheveux. Alambiqué. C’est incompréhensible.

Je marquais une pause dans mon discours pour appuyer la demande suivante :

- Pourrais t on obtenir un RDV avec la DRH ? Dans ces cas-là, vous savez bien, Josette lance des « droits d’alerte » à répétition. Elle compte les absents. Marque combien de professionnels encadre le groupe d’enfants. Elle ponctue ses phrases de « je me dégage de toute responsabilité » ou « je vais en avertir le CHSCT ». Elle multiplie les fiches d’évènements indésirables. Vous ne pouvez pas rester sourde à tout cela.

Management par le risque. On ne parle plus de ce qui est bien et bon pour l’enfant mais de ce qu’il risque. On les évite tous, on sécurise les pratiques. On se fait chier. Néanmoins, j’avais gardé ces arguments en dernier afin qu’ils marquent Madame Matelot et obtenir des professionnels sur le terrain. Je comptais sur la présence de Galojoux dans le bureau pour appuyer ma requête, mais celle-ci restait étrangement en retrait. Elle sirotait son café et scrutait Madame Matelot. A la réponse de cette dernière, je devinais que j’avais marqué un point :

- Ok, c’est d’accord. Je vais en parler à la DRH.

Madame Galojoux m’adressa un large sourire. Je restais persuadée que l’appel à candidature était filtré par Madame Matelot et que la DRH n’avait pas encore gelé les embauches. Madame Matelot était prudente et ne prenait aucune résolution à moins d’évoquer sa responsabilité directe. Le sujet clos, Mory, la secrétaire, interpela Madame Galojoux :

- Je viens d’avoir un appel d’Alicia. Apparemment Virginie est en arrêt maladie.

- Je te remercie Mauricette. Elle t’a donné des détails sur son arrêt ?

Je n’écoutais pas la réponse de Mory. Je restais immobile, le regard dans le vide. Elle l’avait appelé « Mauricette ». Mory s’appelait en réalité Mauricette. Quel parent pouvait dignement appeler son enfant Mauricette ? Cela devrait être inscrit sur la charte des parents, le choix du prénom. Alors que j’étais perdue dans mes songes, Madame Galojoux s’adressa directement à moi :

- Bon Amélie, je crois qu’il est temps d’y aller ! Nous prendrons des nouvelles de Virginie tout à l’heure, j’espère que ce n’est pas trop grave.

- Je l’espère aussi.

La première famille reçue avait très envie de la place en crèche pour des raisons financières semble-t-il, j’expliquais de long en large les démarches, la liste d’attente, le fait que ce rendez-vous n’était pas gage d’une place en crèche. C’était à chaque fois le même étonnement mais aussi le même manège de séduction pour obtenir la place. J’y étais clairement insensible. La commission d’attribution des places était fixée pour le mois d’avril, j’avais le temps d’oublier le nom, l’âge, l’histoire, l’entretien, tout. Sans compter sur ma mémoire défaillante et mes absences pour déficit d’attention, je me disais que vraiment les familles se fatiguaient pour rien. Malgré tout, elles se battaient comme à un entretien d’embauche. Elles mettaient en avant leur dossier de l’école des parents (avec leurs notes) et les qualités de leur bébé. A écouter les familles, la nation n’avait pas de souci à se faire. Les bébés avaient tous la même caractéristique, ils frôlaient la perfection. On préparait une génération de pilotes, d’avocats et de médecins. Dix ans en arrière, on favorisait la mixité sociale à la crèche, aujourd’hui on ne retrouvait plus que la crème de la crème. L’élite des bébés. Peu de familles en situation précaire osaient postuler en crèche. On avait la sale réputation de dénoncer. D’envoyer la protection de l’enfance au moindre écart. On était vécu comme l’œil rouge de Moscou.

Entre le premier et le deuxième entretien, Madame Galojoux me livra ses commentaires :

- Vous savez combien il y a de demandes par an ?

- Aucune idée, je dirais une centaine…

- Vous avez près de 250 demandes de place en crèche. C’est faramineux. Cela ne représente pas moins de 40 après-midi où vous recevez une à une les familles. Faire une réunion d’information, à raison d’une par mois, serait plus judicieux.

- Peut-être. Ce n’est pas moi qu’il faut convaincre. C’est une dynamique ancienne, vous avez des professionnels qui sont là depuis longtemps. Difficile de toucher à des fonctionnements vieux de 20 ans.

- Je sais… me dit-elle rêveuse.

Puis elle revint sur sa visite de la crèche. Elle avait voulu visiter chaque structure pour se faire une idée de nos équipements et de nos pratiques. Elle avait besoin de me livrer ses impressions.

- J’ai trouvé Josette, une auxiliaire je crois, un peu à côté de la plaque.

- Josette… celle qui vous a pris pour une stagiaire, vous voulez dire ?

- Oui tout à fait. Quand elle m’a demandé quel était mon « petit nom », cela m’a fait sourire intérieurement.

- Josette, c’est l’antidote à la motivation. Très difficile à manager. Une mauvaise herbe. Vous pensez l’avoir calmée par un entretien de recadrage, que nenni, elle repousse toujours. Je doute de sa sincérité. Là, vous voyez, elle vous a soi-disant prise pour une stagiaire. Mais honnêtement, mise à part elle, personne ne croirait que vous êtes stagiaire en petite enfance. Vous avez quel âge ? Cinquante ans ? Vous avez une certaine prestance, un look de cadre dynamique. Non, elle se moque du monde. J’ai toujours eu beaucoup de problèmes avec Josette. Elle met parfois la crèche à feu et à sang et en ce moment avec les absences des uns et des autres, elle s’en donne à cœur joie. Dès qu’elle sent la moindre faille, la moindre fragilité, elle s’engouffre. Pour Josette, c’est du pain béni. Elle manipule les agents qui sont ensuite remontés comme des coucous. Je suis obligée sans cesse de faire du management de « balade ». Je me dois d’être dans les sections, à l’écoute de chacun pour recueillir leurs irritants. C’est usant.

- Personne n’a songé à la faire partir ?

- J’ai parlé de Josette des centaines de fois à Madame Matelot. Elle n’a jamais osé faire un « Josetticide ».

- Quand Madame Matelot sera partie en retraite, nous établirons une stratégie. Des personnes pathologiques comme cela, ça peut vous détruire une équipe.

Elle ajouta, sans aucun rapport avec ce que nous venions d’aborder :

- Au fait, vous recevez des mails de Micheline ? Je n’en peux plus de ces quantités de mail.

Je restais interdite face à cette allégation dite sans une once de gêne. Mais comme disait ma grand-mère « quand il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir ». Je tentais de répondre toutefois en défendant ma collègue, si fantaisiste et éparpillée soit-elle :

- Elle a gardé un fonctionnement de cadre de santé, elle aime bien faire la veille sanitaire et sociale.

- Elle pollue surtout ma boite mail. Elle aussi, il faudra que je m’en occupe.

J’étais offusquée par ces propos. Mise dans la confidence si soudainement, je ne savais que faire de ces affirmations qui étaient lourdes de sens. Au départ de Madame Matelot, je savais que les balles commenceraient à siffler. Mais je ne pouvais que me sentir entendue par Madame Galojoux au sujet de Josette. C’était la première fois qu’un chef prenait au sérieux la nuisance de cette auxiliaire. J’étais partagée entre son aplomb, son aura et son potentiel de dangerosité.

La famille suivante arriva, mettant fin ainsi à une discussion qui avait pris une tournure inattendue.

En fin de soirée, Mory avait eu semble-t-il des nouvelles fraiches de Virginie qui avait dû être hospitalisée pour une raison inconnue. Le projet de massage bébé se ferait donc sans elle.


Chapitre number 17

« Mariage : domestication de l’amour » Albert Brie


Nous étions vendredi. L’heure des noces avait sonné. J’allais devenir Madame, j’allais porter le même nom que mes enfants. Le restaurant avait été réservé, la mairie nous attendait le samedi à 11H00. Les invités, triés sur le volet, avaient reçu leur carton d’invitation. C’était à peu près tout. Un mariage d’une simplicité ordinaire nous attendait. J’étais ravie. Le doute m’avait habité le matin même quand ma grand-mère m’avait parlé au téléphone du bouquet. Il est vrai que je n’avais pas songé à acheter un bouquet de fleurs. Pour quoi faire ? A l’évidence, il était considéré comme normal et traditionnel d’avoir un bouquet de fleurs à la main lors de la cérémonie. Cette pratique évitait-elle à la mariée de se retrouver les bras ballants ? De se gratter le chignon qui démangeait frénétiquement ? Le bouquet était jeté après la cérémonie vers le parterre d’invités afin de déterminer le prochain ou la prochaine mariée. Quel gâchis de s’en remettre au massacre des fleurs pour connaitre sa destinée. De jolies fleurs coupées sur l’autel du sacrifice. Encore un caprice égoïste d’être humain. Encore un rite social que je n’aurais songé inventer. Il était 15h ce vendredi quand je sortis acheter, à contre cœur, le fameux bouquet de la mariée. Sur le chemin, je m’aventurais dans le salon de coiffure qui faisait face à la crèche.

- Bonjour, je viens pour prendre RDV pour faire un chignon.

- D’accord, c’est pour une occasion spéciale ?

- Je me marie demain. A 11H00.

- Oh. C’est que, vous vous y prenez un peu tard. Je vais regarder s’il me reste de la place, mais il me faut une bonne heure pour faire un chignon de mariée.

- Un chignon simple ira très bien, s’il faut réduire la durée.

La coiffeuse avait trouvé un créneau. Pour un chignon à 150 euros, on trouve toujours un créneau. C’était parfait. Je rentrais ainsi chez moi et m’interrogeai de la présence dans notre rue d’une voiture de police. Ayant un brin de ménage à faire avant d’aller chercher les enfants, je me hâtais sans réfléchir et m’engouffrais dans notre maison. L’aspirateur vite dégainé, j’entendis sonner. A la porte, une voisine que j’avais repérée mais avec qui je n’avais pas encore sympathisé, se présenta :

- Bonjour, je suis la voisine au 63, je ne vous dérange pas ?

- Pas plus que ça. Vous voulez entrer ? proposai-je en pensant que la maison était dans un bazard sans nom et qu’il serait préférable qu’elle refuse

- Je veux bien oui, ce sera plus discret. Je me permets de venir vous voir car on a eu des soucis avec le voisin. Mohamed.

Elle était entrée et j’avais vu son regard se poser sur le bouquet, la robe et les chaussures blanches entreposés ostensiblement dans le salon comme un pense-bête pour le lendemain. Elle demanda :

- Euh… vous êtes sûre que je ne vous dérange pas ? Vous avez une fête de prévue ?

- Je me marie demain. Mais ne vous inquiétez pas, tout est prêt. Je n’ai plus qu’à dire oui.

- Félicitations ! C’est super ! Au fait, je me présente, je m’appelle Gladys, avait-elle dit avec le sourire

Gladys me semblait être déjà une amie alors que nous ne nous connaissions pas. Elle avait cette chaleur en elle, ce côté lumineux, qui me donnait envie de la connaitre davantage. Je me présentais à mon tour :

- Enchantée, moi c’est Amélie. Alors que se passe-t-il avec Mohamed ?

- Sa femme a accouché il y a trois semaines, du sixième. Je crois qu’ils voulaient une fille. Et c’est leur sixième garçon. Enfin, ça c’est un détail. La nuit dernière, on a entendu Mohamed frapper dessus à plusieurs reprises. On a les maisons mitoyennes, et cela nous a vraiment choqué, c’était violent.

- Il a frappé sur le bébé ou sur sa femme ?

- Sa femme… c’était horrible, elle le suppliait d’arrêter… on a vraiment été choqué. Et comme votre maison est aussi mitoyenne avec la leur, je pensais que vous aviez peut-être entendu la scène.

- C’était à quelle heure ?

- Dans la nuit, vers trois heures du matin. Sachez qu’on a prévenu la police et qu’ils font en ce moment même une enquête de voisinage. Voilà pourquoi je me suis permise de venir vous voir.

- Aucun problème. A trois heures, je devais dormir du sommeil du juste, je n’ai absolument rien entendu. Autrement, je suis ravie de faire votre connaissance même si c’est dans de sinistres circonstances. On peut se tutoyer ? On doit franchement avoir dans les mêmes âges…

- Bien-sûr !

Je me livrais à mon tour sur ce que j’avais vécu il y a quelques mois auparavant concernant Mohamed et sa femme :

- Une fois je les ai entendu se battre… j’avais appelé la police également. Mais bon cela ne les avait pas autant traumatisés que toi, ils ne se sont pas déplacés. Je pense qu’ils sont blasés. J’aurais dû appeler les services de protection de l’enfance. Eux au moins, sont beaucoup plus réactifs quand il s’agit de vous enlever les gosses. A croire que les foyers sont vides et qu’il faut les remplir à tout prix.

- Il est vrai que depuis plusieurs années, la tendance s’inverse. Avec le diplôme de parents, tout ça… il n’y a plus beaucoup de retrait pour maltraitance, avait-elle dit

- Il n’y a que des placements injustes.

- Oh, comme je suis heureuse de voir que tu penses comme moi… avec tout ce qu’il se passe, on a un peu de mal à se confier. Si on tombe sur un parent un peu trop studieux…

- Rien à craindre… On fait ce qu’on peut. Et je te rejoins, maintenant il y a surtout des placements dès la naissance quand les enfants sont « non déclarés, non diplômés ». Enfin, il y a surtout moins d’enfants ! C’est étonnant que Mohammed et sa femme aient réussi à en faire 6.

- Il parait que tu as des fraudes au diplôme… bon après on ne va pas juger. La femme de Mohamed s’en occupe très bien. Je ne l’ai jamais entendu crier sur ses enfants ni même taper dessus. Et puis elle a peut-être passé son diplôme en candidat libre. J’ai vu que c’était possible.

- Certes, mais je crois qu’elle n’avait pas 22 ans quand elle a eu son premier.

- Après ça dépend si c’était avant ou après le passage de la nouvelle loi… C’est vrai que maintenant c’est interdit de les faire avant 22 ans. Enfin, à la maternité, ils regardent les dates de naissance des parents, c’est obligatoire, donc à mon avis c’était bon.

Alors que nous jugions la situation avec notre regard de voisines, un bref silence s’installa. Je voyais bien que Gladys avait autre chose à me demander.

- Tu voulais me demander autre chose ? osais-je

- Non, enfin si. Je suis enceinte de quatre mois, dit-elle l’air gêné

- Alors à mon tour de te féliciter ! Tu as combien de bambins déjà ?

- Un seul, il s’appelle Evan.

- Deux, cela va te changer la vie !

- C’est surement vrai. Sinon, il parait que tu es directrice de crèche. C’est une voisine qui me l’a dit. Tu connaitrais par hasard les démarches pour obtenir une place ?

Parce que c’était elle. Parce que nous avions sympathisé. Je ressentais un chouilla moins d’animosité envers sa requête. D’ordinaire, je me serais fermée et j’aurais coupé court. Un peu comme un millionnaire accablé par les demandes de soutien pour telle ou telle association. A force, c’est lourd. Vous êtes identifiés comme la poule aux œufs d’or et il est difficile de connaitre le réel sentiment des gens. Intéressés ? Désintéressés ? Gladys était dans les deux catégories. Disons qu’elle ne perdait pas le nord. Je me prêtais donc au jeu de l’experte qui explique comment faire une demande dans les règles de l’art. Je m’attendais à ce qu’elle me demande à être cooptée. Elle ne le fit pas, mais je ne me doutais pas qu’elle le ferait dans les jours suivants. Elle avait la finesse de ne pas brûler les étapes.

La sonnette retentit à nouveau. Cette fois-ci, c’était la police. Gladys en profita pour s’éclipser et je reçus les policiers qui, curieux, m’interrogèrent sur la robe de mariée et le bouquet. Soucieux de ne pas empiéter sur les préparatifs en cours, ils expédièrent leur interrogatoire. Je n’avais rien vu, rien entendu, rien perçu. Je spécifiais toutefois que j’avais alerté leur service pour le même motif et qu’il n’y avait pas eu de mesures prises pour donner suite. Après leur départ, je montais à l’étage plier le linge et profitais de la hauteur pour regarder par le velux le balai des poulets. Ils embarquaient la famille au grand complet. Avec le dernier-né. J’étais à la fois stupéfaite de l’ampleur du phénomène et soulagée que l’alerte ait été donnée. Je préférais ne pas imaginer la ribambelle de gamins au commissariat et chassais cette idée de ma tête.

Le lendemain matin arriva très vite. Nous avions peu dormi avec Ulrich. L’idée de revoir ma meilleure amie, qui habitait désormais à plusieurs centaines de kilomètres, m’avait rendue nerveuse. Je filais chez la coiffeuse et donnai comme consigne à Ulrich de préparer les enfants. Je finissais par :

- Si à 10h50, je ne suis pas revenue de chez le coiffeur, pars sans moi. On se rejoindra à la mairie. Tu accueilleras les invités sur le parvis.

- T’es gonflée… c’était pas prévu le coiffeur.

- C’est toi qui voulais que le mariage ressemble à un mariage. Tu voudrais toi, un enterrement qui ne ressemble pas à un enterrement ?

- Tu es maligne. Mais, je ne suis pas un spécialiste des cérémonies, enfin tu as raison. Allez ! File !

Disciplinée, j’obéissais à la consigne et filais à mon rendez-vous.

A 10h50, la coiffeuse me demandait encore si je préférais la broche ou la barrette, je lui répondais gentiment de mettre le gyrophare. Un mariage m’attendait.

A 11h05, j’étais devant chez moi, en guenille, avec une coiffure de Cendrillon, hâtant le pas pour réduire mon retard au minimum acceptable. Les femmes sont toujours en retard. Mais elles sont rarement très en retard.

A 11h10, la robe était enfilée. J’étais magnifiquement chaussée. J’attrapais le bouquet de fleurs et sortais en coup de vent dans la rue prête à décoller pour l’union du jour quand Gladys m’interpella :

- Eh ! Amélie ! Tu ne devais pas te marier ?

- Si ! J’y vais ! Suis à la bourre !

Je m’envolais et songeais à proposer à Gladys une après-midi autour d’un thé. Je ne savais pas que cette journée, et celle d’avant, étaient le début d’une amitié.

Plus tard, on s’est dit oui avec Ulrich. On a perdu nos moyens au moment de mettre la bague, on ne savait pas (ou plus) à quelle main il fallait l’enfiler. On me proposa un magnifique stylo couleur nacre pour signer le registre. Je pris garde à le glisser dans mon sac, en souvenir de cette magnifique journée. A la sortie de la mairie, je jetais mécaniquement le bouquet pour faire plaisir à la société. Nous mangeâmes dans une ambiance festive. Les ventres pleins, les têtes pleines de joies et d’amour, nous finîmes cette journée comme nous l’avions commencé, un peu insouciants, attendant tout du futur et heureux.